La dernière fois qu’il était venu au Palais Ducal, c’était il y a un sacré bout de temps, peut-être vingt, vingt-cinq ans pour demander des autorisations administratives dans le cadre de l’exercice de l’École? Il ne se souvenait plus de l’audition dans les détails du moins, par contre il se souvenait très bien de l’intérieur du Palais qui lui avait fait forte impression, notamment avec son hall principal qui possédait une ambiance solennelle unique en son genre, les décorations et les sculptures le chargeait d’une histoire qu’il était impossible d’ignorer en traversant l’endroit.
L’autre chose qui l’avait marqué était le propriétaire des lieux lui même. Déjà que les nagas, plus présents à Liomaida qu’ailleurs dans les Duchés étaient difficilement oubliables entre leur apparence… serpentine? À défaut d’un autre adjectif plus péjoratif ça conviendrait très bien, donc entre leur apparence serpentine et leur valeurs trop souvent belliqueuses et militaristes qui contrastaient avec ses propres convictions pacifistes, Beldurande n’oubliait jamais un naga. Inutile donc de préciser que le Professeur ne les portait pas spécialement dans son coeur, même s’il évitait de généraliser et les respectait tout de même, de ce qu’il savait la civilisation nagate avait traversé bon nombre de crises et il était normal qu’une histoire chargée laisse des traces. Il allait devoir faire des efforts pour passer outre, il n’était pas simplement ici pour faire affaire, mais aussi pour tenter de faire un peu connaissance avec un allié de Tullia, et rien que ça ça méritait déjà que Bel face le premier pas.

Beldurande portait une tunique cérémonielle sobre, d’une couleur violette presque pourpre à la couture simpliste mais en apparence seulement. À son épaule il avait également un sac en toile lesté que les gardes prirent soin d’inspecter et dont, à la vue du contenu, ils ne manquèrent pas de poser des questions auxquelles l’Essence fournit des explications. Dans son autre main, son bâton de mage qu’on lui demanda de laisser aux gardes.

Une fois à l’intérieur il n’eut qu’à peine le temps de rafraîchir son souvenir du magnifique Grand Hall, regardant les statues dont il ne savait toujours pas si elles représentaient des personnages illustres du passé de Liomaida ou les anciens Ducs qui avaient précédé le Duc Shoshan. Lorsqu’il entra enfin dans la pièce qui devait servir de salle de réception, il trouva le fameux Écaille de Sang assis… euh, enfin couché? Bon, il était dans un fauteuil du moins. Celui ci se redressa pour l’accueillir avant que Bel ne présente ses propres salutations.

Le plus grand bien de son école hein? Oui c’est ça, la seule raison pour laquelle il n’avait jamais dû y mettre les pieds ça devait bien être parce qu’il n’avait pas de pieds. Mon cul. S’il avait eu une volonté d’être un peu amical, vu que Tullia lui avait souvent répété que le Duc lui avait rendu de bonnes faveurs par le passé, elle s’était complètement dissipé avec cette formule de politesse réchauffée et surtout honteusement fausse. Ça faisait bien des années qu’il cherchait ouvertement le soutien de la cité pour promouvoir son établissement et la seule raison pour laquelle il avait eu cette audition aujourd’hui était sans doute parce qu’il avait un poids de levier monétaire plus direct qu’un investissement long terme académique. Il ne s’était pas attendu à quelque chose de sincère, il ne fallait pas abuser on était dans les Duchés, mais il prenait tout de même offense du manque de considération.
Le Duc le toisait du regard, et pourtant Beldurande n’avait pas rencontré beaucoup de nagas vampires dans sa vie, mais il en avait vu des yeux, et ceux du Duc ne l’impressionnaient guère en cet instant. Debout devant les portes d’entrées de la salle, il dit:

”Veuillez accepter mes salutations, Duc Shoshan. Vous me voyez honoré que la réputation de mon École précède son Proviseur.” Tu parles rajouta-t’il intérieurement. Il se ravisa de lancer une pique sous-entendue. ”Il est exact que j’ai des informations qui pourraient effectivement vous intéresser à ce sujet mais la raison de ma venue est double. Je viens aussi en tant que Directeur d’Académie.”

Il préférait cette forme d’introduction, s’il présentait sa motivation comme étant principalement intéressée par l’École il risquait de perdre l’intérêt du Duc et de s’afficher comme un profiteur, s’il présentait son projet en arrière plan par rapport aux informations sur la contrebande il se pouvait par contre que le Duc éclipse le sujet en le balayant. Il était impératif que le régent comprenne les tenants et les aboutissants de sa venue. Mais d’abord, il devait faire carte sur table et montrer qu’il avait de quoi négocier. Il jeta le sac en toile sur une des tables de banquet, en prenant soin que celui ci renverse son contenu en atterrissant dévoilant du sucre cristallisé.

”J’ai moi même fait l’acquisition d’un de ces tonneau de sucre ‘frelaté’. Lorsque mes élèves présents le premier jour où nous l’avons utilisé sont tombés gravement malades, mon intendant a inspecté le sucre en question d’un peu plus près et nous avons découvert ceci.”

Il tendit la main au dessus du sucre éparpillé sur la table, et tandis que la plupart de la poudre blanche étincelante restait immobile, une partie des particules vinrent s’amalgamer dans la main du Professeur pour former une boule compacte blanche mat, maintenant clairement identifiable.

”Coupé à 35% avec du calcaire en poudre. Sans valeur. La finesse du grain est telle que c’est imperceptible quand il est mélangé à du sucre, je n’ai jamais vu de calcaire sous cette forme en de telles quantité, il ne me semble pas que les ateliers duchéens s’amusent à broyer du calcaire et des mortiers d’ateliers classiques produiraient des grains plus gros et irréguliers. Fabrication industrielle. J'en ai tracé la provenance.”

Il attendit que l’information fasse son effet avant de poursuivre avec un changement abrupte à la fois de sujet et de posture pour marquer l’importance de sa demande.

”Je crois aux bonnes ententes Seigneur Shoshan, je crois aussi que nos intérêts sont croisés.” Il fit quelques pas vers le Duc pour appuyer son propos tout en accompagnant ses mots de ses mains. ”Mon établissement possède désormais plus de trentes ans de résultats fiables, stables et lucratifs. Mes élèves sont réputés et recherchés et nos services ont un retour de satisfaction au dessus de la moyenne nationale, j’ai mené mon enquête pour pouvoir l’affirmer. L’École des Visionnaires est un bastion de formation unique qui permet d’optimiser le potentiel dormant de nos enfants, 27% de nos recrues qui atteignent la certification sont des jeunes qui étaient auparavant en échec dans un système académique classique. Si je prends la peine de vous exposer tout ça c’est parce que nous ne sommes pas une Académie traditionnelle, nous générons des revenus imposables, nous attirons des contrats à Liomaida et nous permettons même à quelques compagnies de baser leurs opérations à la capitale, mais nous pourrions aller plus loin.” Arrivé à trois mètres du Duc, Beldurande s’arrêta, il souhaitait tout de même maintenir une distance convenable avec son interlocuteur. ”Ce que j’essaie de montrer, c’est que ces élèves et leur environnement d’apprentissage sont pour le moment un investissement long-terme qui en plus d’être déjà rentable, contribue à assurer un avenir économique prospère à Liomaida. S’ils voient plus de ressources leurs être accordé, ils pourraient devenir un phare académique et culturel dans les Duchés, et à terme à l’étranger, le tout centralisé ici, à Liomaida, et aujourd’hui j’ai les preuves pour appuyer mes dires.” Il sorti de sa poche intérieur un carnet fermé à clapet qu'il fit glisser sur la table jusqu'au Duc. ”À l'intérieur vous trouverez un plan de déploiement dans les Duchés de Vinche, Brunante et Invéïs et pour le réaliser j'aurai besoin de votre aide.”

Alors que le Duc Shoshan commençait tout juste à répondre, Beldurande se préparait mentalement à la joute qui commençait en consolidant son expression faciale du mieux qu’il pu. Il s’était donné le luxe de paraître un peu véhément dans son introduction mais même si c’était sincère, il l’avait montré pour capter l’attention de son interlocuteur. Maintenant que c’était fait il pouvait se rasseoir figurativement et laisser les négociations se poursuivre naturellement. Il tendait donc l’oreille pour passer au crible le discours que tu lui tenait le naga. Dans les Duchés on ne devient pas un Duc par hasard, Écaille de Sang était aussi bien bon en affaire qu’il ne l’était en politique ou une arme à la main et ça, Beldurande ne devait pas l’oublier s’il ne voulait pas se faire retourner sans le voir venir.

Il se devait de parler avec prudence, en choisissant ses mots précautionneusement et en avançant pas à pas sans brûler les étapes. Il prit donc le parti de laisser le Duc parler autant qu’il le souhaitait sans reprendre la parole même si celui ci intercala des silences à plusieurs reprises, semblant attendre une réaction plus vive en accord avec l’énergie qu’il avait montré auparavant. Observant bien le regard du naga vampire pendant ces moments de silence et se permettant même d’afficher un fin sourire d'acquiescement à plusieurs reprises. Déjà il fallait remettre les pendules à l’heure, ils n’étaient pas adversaires ici mais alliés de la même cause. Bel voulait sauver les citoyens de Liomaida tout comme Aukheperu et il souhaitait faire fructifier l’activité de la ville tout pareil, leur litige venait simplement de leur désaccord ou du moins de la non-croyance de la part du Seigneur que l’entreprise de l’Essence était un bon moyen d’y parvenir.

Hé le Duc employa le mot “irresponsable” c’était ironique sachant qu’il venait d’essayer de faire culpabiliser Beldurande pour sa tentative de négoce avec comme levier la santé des civils que justement Aukheperu est sensé protéger, Bel n’a techniquement rien à voir avec ça... Après sa morale lui dirait très clairement le contraire.

Quelques secondes après le Duc accepta d’écouter ce qu’il avait à dire. Intérieurement Beldurande voulut sauter au plafond de victoire mais non seulement c’était encore trop tôt et seulement le début, mais en plus il devait garder son sang froid… comme son Seigneur justement! Quand il eut fini, Bel attendit quelques secondes pour s’assurer que le naga n’avait rien d’autre à rajouter puis il prépara sa réponse en levant la main qui tenait la boule de calcaire, la faisant sautiller lourdement dans sa main comme pour l’admirer puis il dit d’un air faussement joueur:

”Le sucre sur la table est maintenant pur et prêt à être consommé. Je suis sûr que même sans être archimage, il est facile pour des adeptes de séparer le minéral de la marchandise. Vous avez raison sur beaucoup de chose mon Seigneur, mais pas sur un point, je ne mets par en danger la vie de nos concitoyens, seulement l’argent de leurs impôts. Je ne pense pas que poster des mages de terre dans les docks soit la meilleur utilisation de leurs temps eux qui ont déjà tellement à faire dans les champs et les ateliers, et pouh là je ne m’imagine même pas à quel point des contrôles systématiques des marchandises ralentiraient le traffic en plus de blesser la confiance qu’on accorde à nos commerçants de longue date… Quant à la possibilité de me renvoyer maintenant et de juste suivre la trace du sucre comme je l’ai fait. Il y a une subtilité à cela. Vous vous en doutez bien, si je me permet de négocier c’est que je n’ai pas abattu ma carte la plus importante dès le départ, ou sinon le crédit d’intelligence que vous m’accordez est tel que vous auriez tout à fait raison de ne pas investir dans mon école.” Il changea de ton pour devenir soudainement plus sérieux, imitant la démarche du Duc tantôt. ”N’essayez pas de me faire croire que je serai responsable de quoi que ce soit d’autre que du bien être et de la réussite de mes élèves. Je ne suis pas le gouverneur de ces terres, j’ai déjà fourni suffisamment d’informations pour sauver les vies concernées, si vous décidez de faire des économies sur la base que je pourrai faire plus, ce n’est pas ce qui titillera ma conscience.

Il déposa la boule de calcaire sur la table pour appuyer d’un geste physique le fait qu’il clôturait ce chapitre et passait à autre chose. Son ton était moins prononcé qu’avant, il essayait maintenant de se montrer persuasif, trahissant peut-être une pointe d’espoir dans le fond du timbre de sa voix.

”Seigneur Shoshan, votre cité a accueilli mon école et moi-même, aujourd’hui elle a la possibilité de rendre ce geste et plus encore. Au final” dit-il en écartant les bras, ”je suis juste là pour vous faire gagner de l’argent. Bien sûr je ne doute pas qu’à force de contrôle rigoureux, vous viendriez à bout de la contrebande comme c’est déjà le cas avec d’autres produits, bien sûr je ne doute pas non plus que vos services de renseignements retrouvent éventuellement la provenance de ce sucre frauduleux tout comme j’ai pu le faire moi-même à l’aide de mon réseau.”

Il posa une main sur sa poitrine, juste à l’endroit de son coeur et modula sa voix pour qu’elle soit plus chargée en émotions:

”Mais ce que je propose, c’est que ce temps que je vous fait gagner par ma présence ici, accordez le à mon projet, et vous ne le regretterez pas. Vous voulez des preuves? Installez un de vos homme dans l’administration de mon établissement, transparence complète sur nos méthode, nos agissements, notre progression et nos résultats. Vous voulez des citoyens avec de bonnes intentions, de bonnes valeurs? Un quart de notre programme concerne des compétences sociales et l’assimilation de valeurs atamas. Quant à ce vieux ronchon aigri de Gyldnebjerg s’il ne crache pas son fiel trois fois par jour il commence à faire de l’urticaire. J’ai géré toute cette affaire dans les règles, documents et reçus à l’appui.” Il était temps de faire avancer les choses. ”J’ai parlé de votre temps, parce qu’effectivement la contribution que je vous quémande ci-présent pour ce projet n’est d’aucunement financière, j’ai déjà cet aspect majoritairement sous contrôle. J’aurai besoin que vous jouiez de votre poids politique et du réseau qu’est le vôtre.”

On entrait dans le coeur du sujet, Beldurande contenait son excitation du mieux qu’il le pouvait. Brunante, Vinche, Invéïs. Ces trois villes n’étaient pas choisies arbitrairement, Tullia et Louise l’avait grandement convaincu de la faisabilité et rentabilité de s’installer là en premier, et après avoir considéré la situation plus en profondeur avec Himir il avait conclu la même chose.

”Pour le Duché d’Invéïs, c’est le plus simple mais aussi le plus important. J’ai uniquement besoin que le Duché de Liomaida reconnaisse l’École des Visionnaires comme une Académie d’État au même titre qu’une autre Université publique, je crois que vous avez un conseiller avec lequel je pourrai discuter de ça plus en détail. Le Duc Esperancia aspire à beaucoup de nouvelles ambitions pour sa ville, c’est un eldorado dont nous devrions profiter et le statut d’Académie d’État nous permettra d’installer la filiale là bas sans être considéré comme une compagnie commerçante privée, ça nous démarquera du quartier commerçant peu développé là bas et on pourra baser nos activité autour de la gestion militaire à la place. Pour Vinche malheureusement c’est plus compliqué, la ville a toujours possédé un prestige la rendant hors de portée. Si on s’implante à Vinche, le reste suivra aisément et on pourra prospérer ailleurs, mais le conglomérat de gros directeurs universitaires en place là bas se partage le gâteau et simplement obtenir une audition avec la Duchesse Galante est fort compromis pour quelqu’un comme moi, mais facile pour vous. Simplement m’introduire à elle devrait suffire, de là je pourrai faire le reste.”

Bon, Invéïs et Vinche c’était le plus facile, maintenant il allait mettre les pieds dans le plat.

”Brunante est un bastion universitaire important parmis les Duchés. C’est la cible à abattre pour faire rayonner culturellement Liomaida, seulement il y a un problème: la Carence. Le conseil de la ville ne soutiendra pas ce projet, ce n’est pas en accord avec leurs valeurs actuelles, j’ai cependant le soutien d’une des conseillères, une réformatrice populaire au sein de la ville qui serait prête à entretenir une relation d’entre-aide mutuelle avec Liomaida. Ce serait la porte ouverte à beaucoup de choses, et un renfort conséquent avec l’Est. Renforcer la position de la conseillère, c’est pouvoir mettre la main basse sur la puissance académique dans les Duchés et à terme… c’est forger les générations futures avec notre vision.”

Quand il eut finit son petit exposé, il guetta avidement la réaction du Duc. C’était là le moment le plus important pour lui et de la réponse qui découlait ensuite pourrait se jouer la vision que Beldurande envisageait pour un futur plus radieux. Parmi toutes les réponses possibles auxquelles il s’attendait, le grand éclat de rire qui suivit après qu’il l’ait regardé de ses yeux insondables étaient effectivement une suite que le Professeur n’avait pas envisagé. Pendant que le Naga Vampire se foutait donc ostensiblement de sa gueule, l’Essence fouilla dans sa poche pour en ressortir sa pipe déjà prête à l’emploi et dans son autre main il récupéra une petite allumette au fond de sa tunique. Grattant le sulfate d’antimoine contre la surface rugueuse d’un pieds de table il cala la pipe dans sa bouche et joignant enfin les deux mains pour protéger la frêle flamme il mit feu au tabac, le tout sans pour autant couper le contact visuel avec le Duc qui commençait à réagir à ses proposition pour ne pas non plus donner l’impression qu’il ne l’écoutait pas. Il se mettait simplement à fumer, il pouvait bien se le permettre si son interlocuteur se payait le luxe de lui rire au nez.

C’est donc en tirant légèrement sur sa pipe qu’il écouta attentivement la réponse du Seigneur Shoshan. Bien évidemment il commença par répliquer à ce qu’il avait présenté en dernier. Dans un discours placer le plus gros contentieux à la fin de son oration permettait de renverser l’opinion de son audience, donner une douche froide en faisant réaliser que ce les spectateurs pensent est contradictoire au propos soutenu permet aussi de les faire relativiser sur le reste du discours ou bien de renforcer leur position dessus dépendant du contexte de l’utilisation de cette technique. En décrivant la situation de Brunante à la fin il garantissait plus ou moins que le Duc prendrait plus au sérieux les conditions d’Invéïs et de Vinche, après bien sûr il venait de jeter Louise par la fenêtre en passant mais l’Essence se doutait qu’elle ne lui en voudrait pas trop, elle n’avait de toute façon que peu d’espoir d’un jour parvenir à prendre le contrôle de la Carence.
Son interlocuteur releva également la technique rhétorique qu’il venait d’employer, Beldurande appréciait les combats seulement quand  ils étaient verbaux et là il nageait donc justement dans son élément. Il commençait à trouver un goût agréable à cette joute qu’il ne s’était pas vraiment attendu à ressentir mais tant que leur discussion restait courtoise et dans les règles implicites des Duchés, il allait la savourer.

Fort heureusement pour Bel il se rendit compte que Louise n’était finalement pas tant laissée de côté que ça, le Naga avait usé d’une litote en disant qu’il ne prendrait pas action sans avoir d’abord rencontré directement Louise, il pourrait donc s’arranger pour organiser discrètement une rencontre entre les deux. Ça n’allait pas être chose facile mais le Professeur de l’École des Visionnaires avait justement le terrain neutre idéal pour une discussion à huis-clos et la solution était dans son titre. Quant à sa proposition aberrante de poster des mages de terre sur les quais, Beldurande fit écho à l’éclat de rire du Naga en produisant lui-même un ”Pfft” accompagné d’un halo de fumée devant l’absurdité résumée par Aukheperu. Effectivement l’idée était techniquement faisable, mais représentait une catastrophe économique, ils savaient tout deux qu’il ne s’agissait que d’un prétexte pour pouvoir se refiler la patate chaude de la responsabilité sur les maladies causées par le sucre factice.

Par contre…
Par contre Beldurande réprima une réaction quand le Duc mentionna le nom des Ambrerive, il se contenta juste de cligner des yeux deux fois par réflexe, ce n’était pas si grave que le Seigneur Shoshan soit opposé à l’ancienne famille, Louise n’aurait qu’à rester “Semblance”. Ça risquait peut-être de lui retomber dessus plus tard si jamais Shoshan aidait effectivement la conseillère à saisir Brunante et que celle ci rendait publique son appartenance à la vieille lignée, là c’était surtout de la spéculation et il aurait le temps de s’y préparer si l’éventualité se concrétisait. Le Duc avait raison, tout cela n’était qu’au stade d’idées sur le long terme en ce qui concernait Brunante. Sans couper le Seigneur vampire, il acquiesça juste d’un ”Mmhmm.”

Le Duc commença donc à émettre ses pensées à propos des deux autres cités ducales, là ça deviendrait donc intéressant et surtout faisable dans un avenir plus proche il l’espérait. L’introduire à Maria ne devait pas coûter un bras au Duc, si ce n’est le faible risque de se rendre ridicule si jamais Beldurande se révélait être d’une compagnie embarrassante pour la Duchesse Galante. Pour ce qui était d’Invéïs en revanche, le Naga remit sur la table les accusations du directeur de Gyldnebjerg, bordel c’était fou la quantité d’ennuis qu’un nain aussi petit pouvait produire avec son claque-merde qui lui servait de bouche. Plutôt que de s’insurger immédiatement et de couper Shoshan ce qui serait mal vu, Bel le laissa poursuivre, ce n’était pas une question d’égo de toute façon, il y avait bien plus en jeu que son amour propre et il pouvait bien faire un effort et prendre sur lui, aussi odieux soit le personnage avec lequel on mesurait la parole contre sa réputation. Grâce à sa réserve il eut donc la réjouissance de voir que le Duc acceptait sa demande de placer un inspecteur de son administration au sein de son école, certe pas pour superviser la croissance et l’implémentation à l’étranger mais au moins en vue de devenir une véritable Académie d’État. Un terme financier vint également ce rajouter à l’équation, là dessus au moins le Professeur différait des mœurs traditionnelles duchéennes en ce que pour lui, l’argent n’était qu’un moyen de parvenir à ses fins et ne représentait pas la finalité en soit d’une entreprise. Il se fichait donc éperdument de devoir reverser une partie des bénéfices de l’établissement à son Seigneur et il ne voyait d’ailleurs même pas ça comme du capital perdu mais plutôt investi dans l’aide qu’il en tirerait désormais en échange. Il valait mieux ça que simplement payer les taxes usuelles se disait Bel.

Le Duc conclut donc sa contre-proposition en demandant ostensiblement à Beldurande si ces termes lui convenaient. Au final il avait plus ou moins eu ce qu’il s’attendait réalistement à avoir: Maria Galante, le statut d’Académie d’État, la considération de son Duc et même peut-être une entrevue de Louise et d’Aukheperu si miracle se faisait. En passant, Bel ne put s’empêcher de se faire la remarque qu’effectivement, le Seigneur Shoshan n’était pas homme à s’engager hâtivement, puisqu’il n’était pas homme tout cours, plus un lézard… réptilien… Naga… serpentueux…truc. Il tira longuement sur la pipe, la prit dans sa main gauche et baissa la tête pour en contempler le bois pendant qu’il soufflait longuement la fumée, détendu par le tabac qui endormait ses neurones mais aussi par la satisfaction d’une négociation qu’il considérait comme une réussite. Il replongea son regard dans celui du Vampire et arbora soudainement un grand sourire, aussi facile qu’il fut de le lire sur son visage atypique de pétales de bois, pour enfin dire avec un ton mielleux au possible:

”Duc Shoshan, je pense bien que nous avons là une bonne entente.” Reprenant ainsi la locution exacte qu’il avait lui même utilisé tantôt. Il se rapprocha ensuite de la table où était posée la boule de calcaire et la reprit dans sa main droite, la gauche étant toujours occupée par sa pipe.”Alors alors…” Il jouait avec la boule en la faisant sautiller dans sa main. ”En général on trouve du calcaire un peu partout surtout dans les zones rocheuses humides ou encore produite de manière résiduelle dans les machineries, les manufactures ou les canalisations. Cette roche est également utilisable en construction et à ce qu’il paraît les Akkatoniens en font de chouettes composés avec un peu de science et d’érudition. À s’y méprendre tout indiquerait qu’il est de facture akkatonienne, d’ailleurs c’est de là que les bateaux chez qui j’avait acheté le sucre venaient. Seulement ce n’est pas la pègre d’Akkaton qui nous envoie ce cadeau empoisonné. J’ai dit que ce calcaire n’avait pas été broyé dans un atelier duchéen et c’est vrai, il y a été dissout et décanté.” Le Professeur fit un effort de concentration assez intense pour rendre à la boule dans sa main sa forme originelle, habituellement cela ne lui aurait pas été très difficile mais la poussière rocheuse étant très finement transformée ce n’était pas aussi évident que ça aurait dû l’être. Bientôt la poudre blanche commença à adopter une forme rocheuse cristaline dans sa main. ”Ce n’est pas juste du calcaire, c’est un de ses dérivés cristallin appelé Calcite. À l’inverse du calcaire, c’est parfaitement inutile et sans valeur, utilisé uniquement pour la sculpture de mauvais goût… et surtout on n’en trouve que dans quelques endroits tout au plus, notamment à Sarassi.” Beldurande déposa le cristal trouble blanc jaunâtre sur la table et se retourna vers le Naga. ”Je sais tout ça parce que de un mon alchimiste préféré me l’a dit, mais de deux j’ai également mené mon enquête et Sarassi possède des acheteurs de Calcite à Esperanza. J’ai quelques personnes en qui j’ai assez confiance là bas qui ont accepté de me révéler que des cargaisons quittaient le Duché de l’Exotisme en direction d’Akkaton.”

Et voilà, maintenant il avait lui aussi remplit sa part du contrat. Il avait dévoilé les connaissances qu’il avait glané soit de lui même soit par le biais d’Almonde en enquêtant personnellement… avec un peu d’aide de Tullia et une paire de vieux contacts à Esperanza qui dataient d’il y a quelques années en arrière. Maintenant c’était au Duc de décider de la solution à mettre en vigueur pour protéger ses intérêts ainsi que la santé de ses sujets. L’avantage d’une large chaîne de commande comme celle mise en place par ces brigands, c’est qu’on pouvait frapper n’importe où pour la voire s’écrouler.

”Si jamais je puis vous être d’une aide plus ample sur cette affaire, je ne suis point pressé, et donc à votre entière disposition.”

Beldurande avait techniquement déjà obtenu tout ce qu’il était venu demander, mais il aurait été bien mal avisé d’accepter la proposition de prendre congé maintenant du Duc, le véritable jugement de valeur commençait ici même. S’il refusait d’accompagner le Seigneur Shoshan, comment celui ci pourrait-il avoir confiance en lui dans son entreprise s’il ne pouvait pas compter sur l’Essence lorsqu’il avait besoin de son aide? L’envoi d’un administrateur pour inspecter les quotas et les agissements de son École ne servirait à rien si à la fin du compte la décision faisait l’impasse sous véto à cause de ça. Il était tout simplement hors de question de décliner, le Professeur répondit donc naturellement d’une voix claire:

”Bien sûr Seigneur Shoshan, vous pouvez comptez non pas sur mon simple soutien mais sur ma participation. Je vais tout de même retourner chez moi chercher quelques affaires afin de me préparer à un combat éventuel et je serai de retour ici dans une petite heure. Puis-je tout de même vous demander quel est votre plan d’action?”

Il écouta attentivement la réponse et prit enfin congé du Naga vampire. Il se laissa escorter jusqu’à la sortie où on lui rendit son bâton et il rentra sans perdre de temps à l’École des Visionnaires. Là bas Himir, Almonde, Oïnsha et Herii l’attendaient de pieds ferme et lorsqu’ils le virent revenir le Secrétaire lui demanda prestement avec une pointe de nervosité dans la voix:

”Alors? Comment a-t’il réagit?”

Beldurande regarda tour à tour ses collègues de travail et amis duchéens avec qui il avait monté ce projet qu’ils menaient depuis déjà plus de trente ans, il prit son temps à répondre avec un sourire naissant sur le visage:

”Plutôt bien, on va avoir à peu près ce qu’on espérait obtenir, évidemment c’est Brunante qui pose problème mais ça je ne comptais pas trop dessus. Les amis, on va à Vinche et Invéïs!”

Les quatres comparses poussèrent des cris de joie et des soupirs de soulagement, les épaules se détendaient et chacun se prenaient dans les bras, le Professeur ne faisant pas exception.

”Bon il ne faut pas vendre la laine du rhino avant de l’avoir tué mais ce qui suit devrait être facile à assurer. Sur ce je dois me préparer!” Beldurande s’engagea dans les escaliers, suivi de près par ses quatre compagnons.

”-Te préparer pour quoi?” demanda Oïnsha

”-Pour une petite excursion, le Duc souhaite aller régler cette affaire maintenant en terrain hostile et il m’a demandé de l’accompagner, je ne pouvais refuser.”

”-Tu veux que je vienne?” Almonde semblait un peu inquiète.

”-Non ça ira Almonde ne t’en fait pas, je suis peut-être un peu rouillé mais pas autant que tu le crois, et le Seigneur Shoshan n’est pas surnommé l’Écaille de Sang pour rien, s’il y a des gens qui auront besoin d’aide ce seront sûrement ces contrebandiers. Pour le moment tu restes ici, j’aurai besoin de toi quand je reviendrai, tu vas devoir retourner à Gyldnebjerg on a un compte à rectifier avec une langue de vipère.”

”-Si tu n’as besoin de rien, je te dis merde. Je vais gérer l’École pour aujourd’hui, amuse toi bien!”

”-Merci Himir.”

Une fois dans sa chambre, seul, Beldurande se mit à fouiller dans sa commode à la recherche de ses cristaux magiques et des quelques piécettes bleutées qu’on lui avait offert il y a longtemps. Il vérifia également l’état de son bâton et en profita pour le poncer un petit coup et réappliquer une couche de traitement à l’huile, quand il eut finit, il enfila une besace dans laquelle il fourra ses consommables et reparti en direction du palais ducal.

En revenant au palais ducal Beldurande patienta dans un petit salon près de l’entrée, on lui servit des rafraîchissements et il prit plusieurs thés, profitant de feuilles d’excellente qualité qu’il n’avait pas tout les jours la chance de faire infuser. Il pouvait sentir une touche de coing qui éclipsait les autres parfums faisant qu’il ne parvenait pas à les reconnaître… lorsqu’on vint finalement le chercher, il remonta dans la salle où il passa son audience et rencontra le reste de leur petite escouade. Une dizaine de personnes, toutes armurées et pour certaines portant les armoiries de l’Écaille de Sang, ils avaient l’air de combattants rodés à la manière dont ils attendaient debout, dans une posture rigide, quelques uns avaient les mains posées sur les manches de leurs armes fixées à leurs ceintures. Nul doute qu’il se retrouvait donc bien entouré. Beldurande se tourna vers Aukheperu et alla à sa rencontre, il s’immobilisa à quelques mètres afin de ne pas interrompre la discussion qu’il menait avec un grand homme tout en muscle et en chair mais ces deux là s’interrompirent en le voyant s’approcher. Le Duc introduisit alors le type comme étant le Capitaine Léon, capitaine qui lui tendit une poignée de main pendant que le Seigneur Shoshan les introduisait l’un à l’autre.

La poignée de main était solide, sa paume était ferme et le geste décisif. Il y a beaucoup de choses qu’on peut tirer de la façon dont un individu sert une main et le Professeur pouvait y voir le chef de troupe carré qui menait ses hommes avec assurances, sur cet aspect là c’était parfait. Ce qui ne l’était pas c’était cependant l’absence de considération qu’il lisait dans le regard du mercenaire, il n’y avait que l’hésitation typique des gens qui le rencontraient pour la première fois et qui ne savaient pas dans lesquels de ses cinq yeux le fixer, ça pour le coup, ce serait un problème. Si le capitaine le prenait comme un fardeau ou un civil à se trimbaler parce que le Duc lui avait dit de le faire, ils ne pourraient pas coopérer convenablement, ils allaient devoir développer un certain respect mutuel s’ils voudraient travailler ensemble. Ils auraient tout le temps de s’occuper de ça pendant le voyage, le Duc lui avait parlé d’Esperanza donc ils pourraient compter quelques jours de navigation avant d’arriver à bon port… si on pouvait dire qu’un port à Esperanza soit bon. Le Seigneur Shoshan prit la parole une nouvelle fois, ce coup ci pour s’adresser à l’ensemble de l’assistance et annoncer leur départ. La petite compagnie sorti donc du Palais et se dirigea en marchant vers le port où ils trouvèrent enfin leur embarcation qui les attendait, le formidable Loup des Vagues, un galion militaire équipé et paré au combat que Beldurande trouvait fortement impressionnant. L’Essence possédait des connaissances de base en navigation, elle ne saurait cependant pas piloter un navire mais elle en savait suffisamment pour pouvoir optimiser la construction d’un bateau en cale sèche, raison unique à son intérêt pour l’art de la vogue. Ce savoir lui permettait néanmoins d’apprécier le morceau d’ingénierie nautique qui s'étalait devant lui, le rafiot pourrait sans doute filler sur les flots jusque onze ou douze noeuds si la météo leur était favorable. L’équipage du Loup des Vagues avait préparé aussi vite que possible le bâtiment et ils larguèrent les attaches des bittes d’amarrage dès que tout le monde embarqua à bord. Beldurande monta sur le pont supérieur du navire, au niveau du gouvernail pour regarder Liomaida s’éloigner et disparaître progressivement derrière le paysage côtier du duché, s’il s’absentait régulièrement de la ville pour mener des visites d’affaires aux quatre coins des Duchés et parfois même à l’étranger, ça faisait quand même un bail depuis qu’il n’était pas parti en bateau. Non seulement son affinité avec l’élément terre en tant qu’archimage le rendait particulièrement vulnérable et inefficace sur un navire, mais en plus de ça il pouvait parfois se sentir un peu malade lorsque l’océan était d’humeur capricieuse.

Au bout d’une trentaine de minutes il descendit sur le pont principal et toqua à la porte de la cabine principale pour demander à voir le Duc. Maintenant qu’ils faisaient cap vers Esperanza il y avait un point de leur plan d’action qui nécessitait discussion, lorsqu’il eut droit d’entrer, l’Essence ouvrit la porte et tomba nez à nez avec le Capitaine, mais pas celui du navire qui lui était à la barre, avec celui qui s’appelait Léon. Son expression était neutre et il sorti sans un mot de la cabine, laissant à l’intérieur le Duc seul avec Beldurande, le Professeur entra donc, défit un peu le col de son manteau et prit place sur une des chaises en face du Naga:

”Mon Seigneur, nous avons quelques jours pour préparer notre descente à Esperanza avec plus de détail, autant donc le faire dès maintenant ça nous laissera le plus de temps pour peaufiner les détails. Il y a notamment quelques petits points que je me dois d’éclaircir, en particulier la manière dont j’ai récupéré mes informations sur ce trafic. Je possède d’anciens contacts à Esperanza et si ceux ci sont enclins à me délivrer des informations par le biais d’intermédiaires, notre présence en personne là bas changera la donne quant à leur sécurité. Quoi que nous fassions là bas une fois sur place, il est dans mon intérêt ainsi que celui de mes informateurs que nous soyons sûr que les mécréants que nous allons mettre en déroute ne se retournent pas après coup sur mes contacts. Qu’est-ce que vous planifiez exactement comme action?”

Il s’adossa contre sa chaise, laissant ses feuilles dépasser derrière et croisa les jambes pour écouter ce que le Naga vampire avait à lui répondre.

Beldurande assis dans la chaise écouta longuement toute l’exposition du plan de son Seigneur, il n’intervint pas lorsqu’il manifesta son intention de tuer les fautifs, ni quand il dit n’avoir guère de pitié envers des bandits, ni enfin quand il confirma qu’il pensait que c’était la meilleure solution. Forcément l’Essence avait à y redire, forcément elle ne serait pas d’accord avec l’opinion aussi tranchée du naga, seulement, il y avait bien plus de nuances qu’une simple confrontations de valeurs dans ces propos, et déjà Beldurande devait admettre que le vampire avait partiellement raison. Effectivement le contexte de leur opération était déjà foncièrement biaisé de par le théâtre dans lequel il prenait place, Esperanza n’est pas vraiment un nid de candeur et si les flibustiers ont tout de même un certain code d’honneur pour ceux qui se respectent il n’est pas rare de trouver des gangs qui opèrent là bas sans foi ni loi en dépit des moeurs des Duchés. Il savait qu’il était nécessaire politiquement de non seulement faire passer un message, mais aussi que celui ci se devait d’être marquant et expéditif, il ne s’agissait pas des vies qu’il fallait préserver dans l’instant présent mais aussi de celles qu’ils voulaient protéger à l’avenir. Se restreindre sur la violence de leurs agissement aujourd’hui signifiait peut-être provoquer plus de carnage demain, et ça Beldurande ne trouverait pas cela acceptable non plus. Ensuite il y avait toujours la question du dialogue, les individus suivent en général leurs propres schémas de pensée lorsqu’il s’agit de mener leurs décisions, d'interagir avec les autres socialement parlant, ils ont tous des valeurs auxquelles ils se rattachent et autour desquelles ils forgent leur vie. Quelqu’un qui ne connaît que l’épée, ne comprendra que la leçon de l’épée. Bien qu’il aurait préféré régler cela par un contrat, un accord, un avertissement impressionnant ou même du chantage, il savait que les chances de succès d’un tel acte étaient en réalité si faibles qu’elles ne valaient même pas la peine d’être considérées.

La tête de Beldurande s’inclina légèrement au fur et à mesure qu’il écoutait le discours du Duc, au palais celui ci lui avait montré une autre facette de sa personnalité de dirigeant qu’il avait agréablement découverte, y trouvant quelqu’un de très diplomate et intelligent dans ses négociations, cependant ici il retrouvait les défauts du naga militariste qui allait à l’encontre de ses croyances. Savoir que nous sommes forcés de tuer notre ennemi ne nous empêche pas d’éprouver de la pitié à son égard. Pitié pour les choix de vie qui l’ont amené à cette situation. Pitié pour les épreuves qui l’ont façonné en la personne misérable qu’il est aujourd’hui. Pareillement, il ne pouvait pas en vouloir au Duc Écaille de Sang d’être ce qu’il était, il n’avait eu d’autre choix face à la vie qui était sienne, non pas pour dire que celui ci n’avait sans doute pas de regrets. La suggestion d’un procès en règle à ceux qui se proposaient en reddition aurait fait sincèrement sourire le Professeur dans d’autres circonstances, mais là ce n’était pas un scénario qu’il voyait très crédible, à moins que le naga ait suffisamment confiance en leur supériorité militaire alors qu’ils seraient probablement en sous-nombre et en territoire ennemi pour lâcher un ultimatum à leurs adversaires, dès que le combat commencera et que la situation en viendra aux armes la reddition sera une issue peu probable. Malgré tout ça il ne prit pas la peine d’aller à l’encontre du Seigneur Shoshan, il n’allait pas refaire toute sa psychologie à l’occasion d’un voyage en bateau et de toute façon il ne comptait pas le faire du tout, loin de lui l’idée de potentiellement tomber en disgrâce auprès d’un Duc. Lorsqu’il eut fini de répondre Il répondit:

”Bien sûr oui. Il va de soi que le but de toute cette procédure est de faire passer le message.” Son ton était conciliant. Il releva la tête et regarda le naga dans les yeux. ”Les sacrifices et les compromis sont la monnaie régulière des dirigeants avisés, que ce soit sur un trône ou à la tête d’une équipe. Je soutiens votre décision… quelle qu’elle soit de toute façon, mais au moins ai-je le luxe d’être d’accord avec celle ci.”

Lorsque le vampire rajouta des précisions par rapport à la protection des informateurs il fut rassuré pour ses contacts, de plus si les responsables seraient éliminés les principaux concernés ne seront plus là pour pouvoir menacer ses connaissances. Tout cela lui convenait fortement.

”Dépendant de la localisation de leur atelier frauduleux nous pourrions légèrement modifier notre façon de procéder, il se peut que seul quelques uns aient à périr, je suis naturellement plus enclin à la solution qui permettra au plus grand nombre de repartir vivant de notre expédition, y compris chez nos adversaires. Ils nous seront peut-être utiles demain.” Beldurande se releva et rejoignit la porte de la cabine. ”Je dois me confesser mon Seigneur, j’ai fait pression pour obtenir mes termes tout à l’heure, mais en réalité je ne serai pas reparti sans vous avoir finalement livré l’information même si vous aviez refusé. J’ai un coeur d’artichaut, même mes pires adversaires ont ma pitié, mais elle ne m’empêche jamais d’agir quand nécessaire.”

Il écouta la réponse du vampire et quitta la cabine pour regagner le pont. Les quelques jours de voile se déroulèrent sans trop d’accroc, le groupe de marins rendait le voyage agréable et relativement sûre et ils parvinrent en vue d’Esperanza sans encombre, Beldurande avait même trouvé le temps d’éclaircir sa mésentente avec le Capitaine Léon et avait compris qu’il ne le méprisait pas. Il était bientôt temps de débarquer.