La jeune demoiselle s’avança au milieu des fruits surdimensionnés avec l’aplomb de ceux qui se sentaient partout à l’aise chez eux, même dans les endroits les plus mystérieux et inédits. Le jardin du dragon était de ces lieux merveilleux qui ne laissaient personne indifférent. Il y avait certainement là une manière bien draconique de façonner son environnement. En Eîrn, bien que la plupart des recoins de la république fussent luxuriant et grandiose, le jardin de Slenlodwiin avait ceci de caractéristique que seul un esprit aussi ancien et aiguisé que celui du dragon pouvait avoir l’idée de cultiver des fruits aussi gigantesques.

Le dragon veillait sur ce jardin comme sur la prunelle de ses yeux et peu avaient l’occasion de s’y rendre sans y être cordialement invités. Caché au cœur des forêts de la république d’Eïrn, le jardin du dragon était caché au travers de nombreuses protections qui veillaient à ce que ceux qui cherchaient véritablement à l’atteindre finissent par se perdre, laissant le dragon libre de cultiver ses pommiers gargantuesques.

Vêtue d’une belle robe cyan, la demoiselle s’avança pour se positionner à côté du navet. Les cheveux attachés en une belle tresse, Louise avait fait un voyage plutôt … rapide. C’était l’un des avantages à maîtriser la magie tout en ayant suffisamment d’argent : les déplacements étaient largement plus rapides et sûrs. Elle avait requis une entrevue avec le dragon pour un problème des plus pressants. Sa main caressa le navet hypertrophié … un légume capable à lui-seul de nourrir toute une troupe de soldat pendant une bonne semaine, à supposer que l’on trouve une marmite assez grande pour le faire bouillir.

Elle sourit au grand reptile quand celui-ci l’accueillit dans son sanctuaire :

« Bonjour Slenlodwiin la Main Verte, déclara-t-elle avec politesse. Cela faisait longtemps … quoique pour vous, cela doit vous donner l’impression que je ne suis partie il n’y a qu’une minute. »

Elle s’approcha de l’auguste dragon et resta admirative du travail qu’il accomplissait dans son terrain. Nul doute que ce type de magie gagnerait à être popularisée dans les Duchés, notamment pour réguler les problèmes liés aux famines hivernales. Mais bien que curieuse de ce savoir agricole et magique, la demoiselle avait sollicité le grand dragon pour une affaire plus inquiétante.

« Grand dragon … ma blessure … ne semble pas guérir aussi bien que je le pensais … »

Peu pudique de nature et désireuse d’expliquer plus simplement son problème, Louise d’Ambrerive, archimage de son état, dégagea le haut de sa robe pour révéler la large cicatrice blanche entre son abdomen et son thorax. D’inquiétantes veinules noirâtres se montraient sur la peau à peine cicatrisée.

« Le pieu de purification, dit-elle avec un trémolo dans la voix. Il semblerait que les inquisiteurs m’aient laissé un autre cadeau, en souvenir de Teïder ... Pouvez-vous poser un diagnostic ? Est-ce grave ? »

Louise n’avait pas reçu de réponse de la part des médecins qu’elle avait consulté. Le mieux restait encore de faire appel au dragon qui l’avait sauvé il y a quelques temps. Au vu des connaissances de Slen en médecine, elle était persuadée qu’il pourrait l’aider.

L’archimage ne se fit pas prier pour se faire examiner. Elle avait déjà enlevé le haut de sa robe pour révéler la cicatrice du pal de purification de l’inquisition sur son corps. La cicatrice n’était pas belle à voir, mais au moins, la blessure avait été refermée par les bons soins du dragon-guérisseur. Ce jour-là, Slen l’avait sauvé d’une mort atroce. S’accrochant à la vie et bénéficiant des soins d’un des meilleurs médecins de tout le continent, elle avait eu une veine de pendue. L’inquisition téïdérienne avait bien failli la tuer ce jour-là et si elle n’avait pas réussi à franchir la frontière de la République dans les temps, sa tête aurait été exposée sur les murs des trophées des inquisiteurs. Rien que l’idée suffisait à la faire frémir. D’après les rumeurs, les inquisiteurs les plus accomplis gardaient en vie, par un rituel mystérieux, les têtes des suppliciés, afin de les questionner et de le faire souffrir pour l’éternité. Qu’il s’agisse d’une rumeur non-fondée ou pas … Louise n’avait pas spécialement envie de le découvrir.

La cicatrice formait une étoile de chair à l’endroit où le pieu lui avait perforé le corps. Parfois, elle ressentait encore la douleur qui avait failli la tuer ce jour-là. Ses doigts passèrent sur la chair mince et blanche et laissèrent entrevoir ce qui l’inquiétait par-dessus tout. Sous la peau blanche comme le lait, d’intrigantes veinules noirâtres se développaient, comme si quelque chose se tramait sous sa chair. Ayant consulté des médecins à ce sujet, ces derniers ne parvenaient pas à se prononcer : poison ? malédiction ?

Même les plus grands médecins des Duchés restaient silencieux … Et elle n’allait quand même pas interroger les Teïdériens …

La jeune femme laissa le dragon observer sa peau nue, pas dérangée le moins du monde par le regard du grand reptile. Louise n’était pas spécialement pudique, et elle avait besoin d’aide. Tant pis pour la nudité.

« La blessure semble être infectée par … quelque chose … Mes médecins n’arrivent pas à savoir s’il s’agit d’une malédiction ou d’un poison. Le pieu contenait autre chose qu’un simple enchantement pour tuer les mages. Il y avait quelque chose de plus sinistre visiblement. A chaque fois que je canalise la magie, je commence à ressentir des douleurs de plus en plus grandes. C’est comme si quelque chose en moi me vidait de mon énergie et me flagellait. Pourtant, le pieu a été retiré ... »

Elle marqua une pause et chercha dans le regard du dragon la présence d’hypothèses … Louise en avait une … mais elle craignait de ce que cela impliquait.

« Se pourrait-il que … enfin … qu’il s’agisse une malédiction du Dieu de la Souffrance ? »

Quatre mois ?

La jeune femme accusa le coup et, de ses yeux perçants, chercha à déceler dans les yeux du grand reptile une once de doute, ou de mensonge. Elle se mordit les lèvres, juste pour s’assurer qu’elle ne rêvait pas et qu’elle avait bien entendu le glas que lui sonnait Slen. Ainsi donc, la chance de Louise d’Ambrerive, archimage et dernière descendante de sa maison, avait tourné ? La jeune femme avait merdé dans les grandes largeurs et les Inquisiteurs avaient désormais un bon coup d’avance sur elle. La saloperie qui coulait dans ses veines allait la tuer … Elle pouvait sentir son influence insidieuse dans son corps, ainsi que la présence maléfique et corrompue du Dieu de la Souffrance.

Il me nargue … Je peux l’entendre ricaner.

Les Inquisiteurs étaient de fieffés coquins. Avec de tels outils, nul doute que les mages les moins débrouillards seraient purgés de la surface du Royaume de Teïder en peu de temps. Les Inquisiteurs étaient définitivement des adversaires redoutables, et Louise avait eu tort de les sous-estimer. Un sourire se dessina sur son visage tandis qu’elle s’appuyait négligemment sur l’un des fruits gargantuesques. La peste soit l’Inquisition ! Ils avaient été plus malins qu’elle cette fois-ci … Et elle allait en mourir.

Mourir … A vrai dire, la perspective de mourir l’agaçait fortement, plus qu’elle ne la terrorisait. Louise n’acceptait pas d’avoir été coiffée au poteau par des Inquisiteurs à l’esprit ravagé par le fanatisme. Elle avait certes pêché par imprudence et arrogance, mais elle refusait de considérer un seul instant qu’il puisse s’agir de la fin de la route pour elle. Après tout, elle était archimage ! Elle avait survécu à des wyrms, des seigneurs élémentaires, des dangers qui auraient réduit à néant de simples mortels … Non, elle refusait l’éventualité même qu’il s’agisse de la fin du voyage pour elle. Et il était encore hors de question qu’elle se laisse mourir sans se battre !

Elle ferma les yeux et écouta le dragon tenter de la rassurer et de lui offrir d’autres possibilités. La non-vie par exemple …

Pathétique …

La jeune femme resta de marbre quelques instants, le temps de faire le tri dans ses pensées. Ne prendre aucune décision hâtive était le meilleur chemin possible vers une solution à son problème. Ne pas prendre de décision hâtive … En bref, faire l’inverse de ce qu’elle avait fait jusqu’alors. Louise répugnait à l’avouer, mais c’était bel et bien son inconséquence et son imprudence qui l’avaient mise dans cette situation. Si elle voulait s’en sortir … elle n’avait pas le choix … Elle devait changer.

Ce n’était pas simple pour elle de se l’avouer. Le pouvoir qui coulait entre ses mains était particulièrement addictif et avec sa maîtrise pouvait amener une certaine forme d’arrogance et de sentiment d’impunité. Louise, malgré son expérience de vie et sa puissance, était tombée dans ce piège grossier et en payait désormais le prix. Il ne lui restait qu’à gagner cette course contre la montre, changer le plus vite possible pour vaincre les embuches créées par le Dieu de la Souffrance sur son chemin.

L’archimage se releva et épousseta ses vêtements comme si de rien n’était. Elle adressa un regard au grand dragon.

« Ma décision est prise Slenlodwiin. Il est hors de question que je reste assise sans rien faire et abandonne ma vie ! Je me suis battue pour en savourer chaque instant et je compte bien continuer sur cette lancée, quitte à déjouer les plans d’un dieu mourant et de ses séides ! »

Le ton de la jeune femme ne laissait aucun doute quant à ses intentions. Il était certain qu’elle ne se laisserait pas faire. Il était hors de question qu’elle se laisse abattre. Elle avait les ressources, les connaissances et les moyens de déjouer la fatalité, elle, qui avait survécu au massacre de sa famille contre toute attente. Elle n’abandonnerait pas son existence pour un simulacre de vie vampirique. Et quitte à partir … elle partirait en beauté !

La jeune femme s’inclina.

« Je n’ai pas encore dit mon dernier mot … Je vous remercie pour vos conseils. Permettez-moi de prendre congé. »