- Des manticores ? Allons bon, et puis quoi encore ? Grommela Mahjid, lorsque Herman avait porté en personne la missive signée de la main du Référent.

Le naga s'était éclipsé, sans quoi le vieux soldat n'aurait jamais osé sans doute élever la voix de la sorte : il n'y avait guère qu'en privé qu'il s'autorisait à faire étalage de sa mauvaise humeur à sa patronne, laquelle se contenta de se fendre d'un sourire vénéneux. Quand elle faisait cette tête, c'était souvent mauvais signe et le guerrier sut aussitôt qu'elle allait lui faire regretter cet élan de mauvaise humeur.

- Eh bien, reste-donc ici, j'ai des affaires à boucler. Je m'en irai sans toi et me passerai de tes services, s'il le faut. Je sais que tu te fais vieux, mon ami, tu as bien raison de ménager tes vieux os.

La figure empourprée du nomade afficha un silence outré, parce qu'il eut fait beau voir que Mahjid ibn Salla Mahjtani s'abaissât à renoncer à escorter sa cousine où qu'elle pose le petit orteil, ou pire encore, qu'il allât jusqu'à se reposer. Malgré tout, il accusait son âge, gagné par cette aridité précoce qui prend souvent les gens dans la fleur de l'âge quand ils mènent une vie remuante. L'homme était trapu et costaud comme une vieille racine tourmentée, et avait le même faciès : la peau était tannée par le soleil, la barbe et les cheveux noirs encore qui s'effilochaient et viraient à la grisaille, les yeux très sombres à peine discernable à travers le plissé des paupières toujours étroites, comme s'il avait pour toujours la lumière en pleine face. Sous les replis de son voile de nomade, il promenait encore haut sa silhouette solide de guerrier endurci drapé dans ses amples vêtements bleus et blancs, ses pistolets bien huilés glissés dans un épais ceinturon de cuir. Obtus et entêté comme une mule, aussi coriace, aussi hargneux aussi : un homme fiable, orgueilleux et dévoué comme en faisaient le clan Mahjtani, et le plus digne de confiance qu'on eut pu trouver.

- Bien, très bien, laissa-il échapper à travers ses dents serrées, je viens. Ne t'avise pas d'échapper à mes yeux, petite Nour, ton père et tous tes ancêtres me pèleront tout vif pour cela.

L'affaire étant entendue, Sahar se replongea dans la lettre qu'on venait de lui porter, secouant légèrement la tête avec un sourire satisfait. Le guerrier était peut-être acariâtre et mal luné en permanence, il était somme toute assez facile de lui faire entendre raison, dès qu'on piquait sa fierté d'un peu trop près. La chose était coutumière, entre eux, comme si vingt années de cohabitation avait laissé place à une habitude bien rodée qui les faisait s'affronter verbalement au moindre propos, plus par coutume que par réel affrontement.

Il lui fallut un long moment pour donner ses ordres et coordonner les choses pour prévoir son absence : comme à l'ordinaire, tout fut planifié, les ordres distribués avec célérité, et la machine bien huilée fut lancée pour le départ de la maîtresse de maison.

Sahar se présenta aussi vite que possible au lieu donné pour le départ, flanquée de ceux qui avaient fait route avec elle jusque-là. Outre l'inséparable Mahjid, le secrétaire Ayis et son apprentie Neith avaient été du voyage, les autres étant restés à Nephtys ou bien étant attelés à d'autres tâches ailleurs. Seule Sahar semblait réellement ravie de l'occasion : Mahjid, égal à lui-même, ne laissait entrevoir aucun émoi palpable, et le secrétaire trop bien peigné qui suivait sa patronne semblait réfléchir à tout le travail qu'occasionnerait la mise en place d'une nouvelle voie aérienne à travers le désert. La jeune fille qui trottait sur ses talons avait déjà sorti ses tablettes, et son maître lui dictait quelques notes qu'elle prenait à la hâte. L'élégant personnage, drapé dans sa gandoura de laine blanche, allait à grands pas aux côté de sa patronne ; on le vit sourire une ou deux fois devant les questions dont elle pressait Herman qui les menait.

A peine les manticores en vue, celle-ci ne put complètement masquer sa curiosité. Que ces féroces créatures, craintes et respectées dans toute la contrée puissent servir de montures, voilà qui était bien nouveau. Elle n'était peut-être pas pleinement rassurée, et son garde du corps le fut encore moins, alors fallait-il qu'elle ait toute confiance en Sefseth ! Celui-ci fut néanmoins salué avec tous les égards nécessaires, et cette franchise aimable que Sahar réservait à ceux qu'elle appréciait.

- Salut et dilection, sidi Sefseth. Je suis venue aussi vite que possible quand sidi Herman m'a porté ta lettre, voilà un projet ambitieux qui est le tiens.

Déjà, Ayis s'approchait avec précautions des bêtes et les détaillait avec intérêt. Comme souvent lorsqu'il réfléchissait, on le voyait jouer avec le bout de sa moustache bien taillée dont il recourbait la pointe entre ses doigts, alors que ses yeux sombres guettaient les grands animaux qui déployaient leurs ailes avec paresse pour profiter de la brise chaude.

- Il nous faudra savoir la charge qu'ils peuvent supporter, lui dit Sahar en s'approchant à son tour. Leur vitesse, également, et la distance qu'ils peuvent parcourir en une journée : rends-toi compte, Ayis, avec une route pareille à travers le ciel, pour peu que les vents soient favorables, nous pourrons faire transiter des marchandises et des informations plus aisément que jamais. Je me demande ce que sidi Otmar en pensera, lui qui ne jure que par son saint chemin de fer.

Elle rit légèrement, et puis se tourna vers les nagas.

- J'ai grand hâte de savoir ce que tes bêtes ont dans le ventre, Référent.