Histoire :Première partie : Lûthfaen Maethoriell
J’ai vu le jour le 16ème jour de Junon, en l’an 1385 de l’âge d’acier au sein d’une tribu d’elfes sylvestres, dans l’une des nombreuses forêts du continent Ikhyldien : la forêt d’Östanhyld. Ma mère était une artiste à sa façon, sculptant et gravant le bois pour embellir nos demeures forestières, ainsi qu’une grande herboriste préparant décoction et élixir issus des nombreuses plantes de la forêt. Mon père était quant à lui un musicien, maîtrisant la harpe et nombre d’instruments à cordes, doublé d’un gardien sylvestre, simple soldat affecté à la défense de notre territoire. Mon frère, d’un siècle et demi mon aîné, avait déjà fait le choix de se tourner vers l’érudition et l’art des lettres, rare elfe parmi les nôtres à être dénué de tout potentiel magique et avait rejoint la capitale de l’empire Ikhyldien, alors encore relativement jeune - d’un point de vue elfique - du haut de ses quatre siècles d’unification totale du continent.
Et dès ma naissance, mes parents surent que je ne serai pas une elfe “comme les autres”. Sans explication, j’étais née avec une affliction physique qui rendait ma peau d’une pâleur presque cadavérique, mes cheveux d’un blanc pur quand mes géniteurs avaient tous deux les cheveux noir comme l’obsidienne, des yeux rouge sang et des traits repoussants, disgracieux selon leurs standards. Beaucoup de sages et d’elfes de notre tribu m’accusèrent d’être maudite, réprouvée par la magie et les esprits forestiers. Cependant, les grands sages avaient perçu au delà de mon physique repoussant une sensibilité et un potentiel magique véritablement gigantesque. Ce fut certainement cela qui empêcha mes parents de m’abandonner aux esprits de la forêt.
Ce n’est pas pour autant que mon enfance fut des plus simples. Je tombais souvent malade, souffrais énormément de la clarté du jour et plus encore des soins qui m’étaient administrés par les guérisseur de lumière de la tribu. Seules de rares décoctions de ma mère parvenaient à atténuer mes maux, et rapidement on décela chez moi ma sensibilité à la magie des ténèbres. Une magie élémentaire qui, avec celle du feu, se voyait très mal considérée dans nos moeurs tribaux. Je ressentais une profonde honte doublée d’incompréhension à être ainsi moquée et méprisée par mes pairs. Je grandis relativement seule et isolée, exclue sans vraiment l’être, ne recevant d’affection que de la part de mes parents ; et encore, je sentais bien qu’ils se forçaient. Et face à cette hostilité et déconsidération ambiante, je me fermais moi-même à toute réceptivité aux arts ou considération de beauté que les membres de ma tribu tenaient en haute estime.
Je me tournais très justement vers ce que l’on m’accablait d’être : les ténèbres. Je sentais ma magie bouillir en moi, ne demandant qu’à s’exprimer au travers de mes mains, et il aura fallu que j’atteigne l’âge encore juvénile de vingt-deux ans pour qu’enfin un ancien ne se dévoue à m’offrir la chance d’exploiter mon potentiel. Je pouvais percevoir la condescendance de ce vieil elfe, très proche de sa propre fin. A son contact pourtant, j’apprenais les rudiments de la magie des ténèbres, mais aussi qu’il était lui-même un “réprimé”, un elfe sensible aux ténèbres, que l’on avait forcé à se tourner vers une autre magie élémentaire. Sous son conseil, empli de regrets à peine dissimulés quant à son propre choix, il m’exhorta à ne pas céder sous la pression des sages de la tribu à renier ma sensibilité pour m’offrir une magie moins affine, surtout depuis qu’Ikhyld était unifié en un empire et que ma survie ne dépendait plus du seul bon vouloir de la tribu. Un conseil que j’embrassais pleinement.
Durant une dizaine d’années, jusqu’à la mort de mon mentor, je m’exerçais à l’exploration et la pratique de la magie des ténèbres, étudiant de nombreux ouvrages qu’avait mis le vieil elfe à ma disposition. Parallèlement à cela, je m’étais rapprochée de mon paternel, formulant le désir d’être initiée au poste de gardienne de la tribu à mon tour. Après tout, exceller dans l’art de la guerre n’était-il pas le meilleur moyen de garantir la paix ? Ce qu’il n’accepta de faire que lorsque j’atteignis l’âge pubère de trente et un ans. Ainsi, je m’initiais à l’art du combat durant les journées, à celui de la magie des ténèbres durant de nombreuses heures nocturnes. Bien rapidement, j’apprenais à combiner ces deux pratiques pour exceller dans l’art de la reconnaissance, de la chasse et des embuscades.
Parvenue à l’âge adulte, au terme d’un demi-siècle d’existence, j’intégrais enfin les rangs des gardiens de la tribu, emplissant mon père d’une fierté qu’il n’avait que rarement éprouvée jusqu’à lors me concernant. Pourtant, mes méthodes et mon tempérament belliqueux, la haute estime que je portais à l’art du combat au détriment des arts nobles, ajoutés à ma pratique de la magie ténébreuse ne tarda pas à me faire de tort. J’étais devenue très puissante pour mon âge, certainement pas capable de rivaliser avec les grands sages de la tribu - loin s’en fallait - mais suffisamment pour que ces derniers ne commencent à s’en inquiéter.
J’avais quatre-vingt-six ans quand ces derniers m’ordonnèrent de cesser d’user des ténèbres et de commencer à étudier un autre élément, plus profitable et plus en phase avec les coutumes de la tribu ; ainsi que de me consacrer aux arts nobles. Mon père se tenait à mes côtés ce jour-là. Lui et moi avions le genou à terre, en révérence comme tout bon soldat devant faire preuve de respect face à ses supérieurs. L’ordre était donné qu’il m’initie à la musique ou m’oriente vers un art noble. Trop attaché aux traditions, trop couard pour oser se dresser en rempart contre cette tentative de répression, il accepta. En mon nom, il osa accepter. Je ressentis colère et trahison à cet instant, plus intensément que jamais jusqu’à lors.
Je refusais de plier comme avait dû le faire mon mentor des siècles avant moi. Je refusais de me soumettre à cette culture tribale désuète dans un empire fondé sur la vénération de la magie sans distinction. Ma colère, mon arrogance furent alors terrible. J’étais l’élue des ténèbres, celle qui ferait des ténèbres un élément considéré comme égal à la lumière, celle qui ferait reculer ces mentalités conservatrices d’arriérés pour mener à une entente et une paix durable entre les peuples. Il ne me fallut que quelques heures pour empaqueter mes affaires et quitter la tribu, ne saluant même pas mes parents, dégoûtée et affligée par leur lâcheté et leur propension à suivre le troupeau.
C’est donc animée de cette ambition et cette rancoeur que je rejoignis la capitale Ikhyldienne. Je m’engageais au sein des forces armées, rejoignais l’école de magie des ténèbres et continuais de développer mes compétences martiales. J’excellais dans le maniement de l’arc et l’art de l’embuscade. J’étais une elfe plutôt intelligente, bien loin pourtant de rivaliser avec les plus grand esprits que je pouvais côtoyer au sein des écoles et bibliothèques de la capitale, mais suffisamment pour présenter quelques aptitudes à la stratégie militaire. Ce n’était pourtant pas là mon plus grand atout.
Forte de mon caractère et de l’indépendance de celui-ci, construit après des décennies d’exclusion et de rabrouements, j’avais acquis une autorité et un charisme naturel qui outrepassaient ma laideur elfique. Suffisamment pour que j’accède au rang de Lieutenant, officier parmi les unités de reconnaissances, affectées aux frontières occidentales du continent Ikhyldien. Un défi nouveau et une tâche importante, par ordonnance relayée de l’Empereur Balthazar récemment intronisé.
Ce fut sous le joug despotique et oppressant que je connus les heures les plus sombres de ma carrière de soldat Ikhyldien. Les relations du continent avec les Akkatoniens se dégradèrent très rapidement suite aux décisions du tyran, et nous avions pour ordre de traquer et annihiler toute poche de résistance anti-impériale dans nos propres villages. Je découvrais là la vraie nature de la guerre civile, bien différente des escarmouches ou des combats contre nos ennemis avérés, car il s’agissait de nos propres citoyens. Une tâche que je m’efforçais pourtant de mener à contre-coeur, la nausée au ventre et la honte en fardeau pesant sur mes épaules. Je me sentais une nouvelle fois trahie par ceux que j’estimais le plus. Au sein des rangs, l’agitation et la colère commençaient à gronder, les rumeurs de coup d’état à l’encontre de Balthazar commençaient à circuler et se faire plus présentes, et il n’aura fallu que la déclaration de guerre d’Akkaton et la Grande Croisade pour apporter ce que je n’avais pas eu le courage d’envisager : combattre Balthazar.
Lorsque les Akkatoniens débarquèrent, nous avons certes livré bataille à leur encontre, mais sans réelle conviction. Je reconnaissais volontiers ne pas vouloir mourir au nom de Balthazar l’Infâme. Tout ce que nous cherchions à faire dès lors relevait plus de la protection civile que de la guerre. J’avais fait passer l’ordre à mes soldats de ne pas s’interposer entre les troupes Akkatoniennes, démesurément plus puissantes et nombreuses que nous, et leur marche vers la capitale ; mais de défendre chèrement les populations civiles.
Cela me crevait le coeur de devoir capituler face aux Akkatoniens, mais la chute de Balthazar devenait une priorité aussi bien pour l’Empire d’Ikhyld que pour celui d’Akkaton. Ce fut au cours de ce conflit que je fis pour la première fois l’expérience de la technologie. La véritable technologie contre laquelle ma maîtrise de la magie devenait aberrante et erratique. Mes sorts n’avaient plus les effets escomptés, ni la même puissance de pénétration je me sentais fortement affaiblie en plein combat, je me fatiguais bien plus vite. Il ne m’avait pas fallu plus de quelques semaines de combats et d’escarmouches pour reconnaître toute l’horreur, l’insulte que constituait la technologie à la magie vénérée sur ces terres et l’ordre naturel des choses. Je me faisais la promesse intérieure de lutter contre elle, par tous les moyens possibles, pour ramener l’équilibre naturel partout où cette technologie venait le souiller.
Lorsque le conflit cessa enfin, la décapitation de Balthazar en symbole de la chute d’Ikhyld, j’éprouvais un profond soulagement. J’avais été blessée à deux reprises au cours de cette guerre, la première fois superficiellement, la seconde bien plus grièvement, frôlant de peu la mort. Je garderai de cette expérience une cicatrice à l’abdomen, la première d’une longue série. Ce fut donc alitée que j’appris la fin de la Grande Croisade. Quelques mois après celle-ci, je fus promue au titre de Lieutenant-Colonel pour ma soit-disante “excellente gestion des troupes et protection des populations civiles” et mes exploits de combattante. Je bénéficiais par ailleurs d’une affectation au sein de l’Etat-Major, au coeur de la capitale. Je découvrais, sans vraiment en être étonnée, que ma nomination à ce poste relevait surtout de ma décision d’avoir laissé plus ou moins libre passage aux Akkatoniens, alors en pleines tractations diplomatiques avec ce qu’il restait du gouvernement impérial vaincu. Dans le fond, je savais que j’avais avant tout fait preuve de lâcheté, toute “intelligente” avait pu être ma décision.
Les années suivantes furent entièrement dédiées à la reconstruction de l’Empire, la remobilisation de nos troupes et défenses et la mise en place de notre nouveau gouvernement. Pour ma part, depuis mon nouveau poste au sein de l’Etat-Major, je n’avais plus guère l’occasion de m’entraîner aux arts militaires, pratiquant l’arc plus comme un sport et un loisir que comme une discipline purement martiale. Par contre, je trouvais là bien plus de temps pour étudier la magie des ténèbres et pousser la maîtrise de celle-ci dans ses derniers retranchements. Je passais de nombreuses heures à explorer le plan élémentaire des ténèbres, en découvrais quelques lieux splendides et d’autres bien plus dangereux. Je m’habituais à la présence de sa population, communiquais avec certains pour m’enrichir de leur savoir, leur nature, leur essence. Parfois, je devais combattre face à certaines créatures trop belliqueuses, mais ce fut assez rare. J’étais là-bas dans mon élément, plus à l’aise que dans bien des lieux que j’avais foulé sur le continent d’Ikhyld. J’y passais suffisamment de temps pour me constituer mon propre recueil de récits de mes explorations de ce plan, détaillé de nombreuses notes sur les êtres le peuplant, quelques cartes de sa géographie, laissant même au terme de longs rituels fastidieux, quelques runes incantatoires au sein de temples des ténèbres, permettant à tout voyageur égaré de pouvoir rejoindre la capitale Ikhyldienne. A leur contact, je gagnais en sagesse, mais surtout en humilité et en bienveillance vis-à-vis de ces créatures, et de cause à effet, envers les différentes races qui peuplaient le monde.
Lorsque la décision fut prise de fonder le Conseil des Arcanes, outil de contre-pouvoir au nouvel Empereur d’Ikhyld pour nous prévenir de la folie d’un tyran comme Balthazar, je ne pus m’empêcher de prétendre à occuper le poste d’Arcane des Ténèbres. J’étais certes encore jeune pour une elfe, mais dotée d’un immense potentiel. Je parvenais à m’affranchir des épreuves demandées, même si la plupart d’entre elles me donnèrent bien du fil à retordre. Au final, on récompensa autant ma persévérance et ma combativité que ma maîtrise magique des ténèbres. Certains prétendirent par la suite que ma nomination à ce titre relevait surtout du fait que j’étais issue d’une classe sociale modeste, et qu’il était bon pour l’image du gouvernement que tous ses membres ne soient pas issus de la grande noblesse Ikhyldienne. Des considérations politiques qui me dépassaient largement.
Arcane des ténèbres, j’obtenais la charge du Ministère de la Marine - bien que j’avais convoité celui de l’Armée de terre, obtenu par un autre arcane bien plus ancien et rôdé sur les affaires militaires. L’empereur argumenta mes aptitudes martiales et de commandement seraient plus à même de s’épanouir auprès de la Marine, ma jeunesse m’autorisant une souplesse d’apprentissage plus grande. Je passais donc les décennies suivantes à apprendre tout ce qu’il m’était possible de connaître sur la Marine, ses règles, son langage, la navigation et la logistique. Travaillant en collaboration avec Capitaine et Amiraux, je leur déléguais néanmoins un grand nombre de tâches, désireuse de garder pour moi le temps de parfaire ma maîtrise des ténèbres et poursuivre mon exploration du plan élémentaire.
Je profitais de ces explorations pour imaginer et préparer la création d'un sort unique de dernier recours, liant mon esprit et mon corps au temple des ténèbres d’Osnagäth, au coeur du plan élémentaire. Frôler la mort n’avait pas été une expérience des plus agréables, et je ne comptais pas la renouveler de sitôt. Un rituel d’une complexité aberrante et un investissement en mana qui m’épuisait des jours durant, s’étalant sur plus d'un demi-siècle, et qui était presque parvenu à terme lorsque le devoir m'appela en Orzian.
Au cours de cette période de plus de deux cents ans, j’avais pris le temps de nouer quelques liens affectifs avec certains de mes pairs arcanes, ressentant une grande affection et un grand respect pour chacun d’entre eux. J’en considérais beaucoup comme ma famille, des amis très proches en qui j’avais une confiance aveugle, quand bien même nous pouvions connaître des différents houleux lors des successions impériales, ou des différents conclaves et conseils. J’avais par ailleurs pris sous mon aile un vieil aristocrate issu de la noblesse Ikhyldienne. Un vampire qui avait su m’initier aux us et coutumes de la cour impériale, et à qui je tâchais d’enseigner mes découvertes et ma maîtrise de la magie des ténèbres.
Le vieil homme me fascinait de par sa condition de vampire, une espèce très rare, et je devais bien reconnaître être pour lui un élément délicat à gérer. Car malgré tout le temps passé à côtoyer noblesse et gratin de la cour, je n’arrivais tout simplement à prêter attention ni grand intérêt au raffinement et à l’étiquette. J’étais polie, cordiale, respectueuse et loyale vis-à-vis du Conseil et de l’Empereur, mais ces fioritures, facéties et autres pirouettes m’exaspéraient au plus haut point. Néanmoins, je préparais le chemin à ce vieil immortel pour un jour me succéder à ce titre, que j’espérais le plus tard possible.
Une succession qui ne tarderait pas à venir une fois mon rituel de dernier rempart accompli. Car l’implantation en Orzian - continent voisin - de l’Empire Akkatonien, laissait présager de biens sombres augures pour Ikhyld si celui-ci n’était pas contré. La décision fut prise, à la fin des années 1780, de partir à la conquête du continent Orzianien pour entretenir la rivalité avec Akkaton. En tant que Ministre de la Marine et Arcane, je me devais de participer à la conquête des îles orientales d’Orzian. Mon ambition n’avait pas ternie depuis les siècles passés, et je comptais bien renouer enfin avec l’art de la guerre. J’entretenais toujours de lourds griefs à l’égard d’Akkaton pour leur emploi de la technologie, et n’avait en rien oublié ma promesse de la combattre.
C’est ainsi que flotte et armée Ikhyldiennes furent prêtes à appareiller, en 1790, pour débarquer quelques semaines plus tard sur les terres de la future province Ikhyldienne. Les combats furent rudes, quand nécessaires, car notre politique première restait la diplomatie. Mais certaines tribus barbares ne l’entendaient pas de cette oreille, aussi avions-nous pour devoir de les “convaincre”. Cela m’accablait quelque peu de devoir en arriver à de telles extrémités, mais la menace Akkatonienne - et l’intérêt prévalant d’Ikhyld - ne pouvait se permettre aucune faiblesse.
Me concernant, cette guerre dura sept ans, et je ne pus jamais voir l’accomplissement de notre travail de colonisation. Mon destin se scella en ce 14ème Septem de l’an 1797 de l’âge d’Acier. Embarquée à bord d’une frégate pour le repérage des eaux méridionales aux Duchés du Sud, désireux que nous étions de dresser un bilan de la progression Akkatonienne, notre bâtiment s’est rapidement retrouvé pris à parti par une flottille de navires très clairement hostile. Et si nous disposions d’une plus grande puissance de feu, le carénage et la lenteur de notre frégate se retrouva rapidement dépassée par la rapidité et la maniabilité des corvettes ennemies. Les vaisseaux pirates nous abordèrent par les deux bords, et nos marins, finalement peu nombreux pour ce qui se voulait une simple mission de reconnaissance, se retrouvèrent rapidement submergés tant par le nombre que par l’aisance de nos ennemis à combattre en mer. J’avais beau eu combattre, user de ma magie pour tenter de repousser l’abordage, la présence d’un mage d’eau sur le pont adversaire eut rapidement raison de nous.
J’étais bien déterminée à défendre chèrement ma vie, mais face à la menace des pirates d’exécuter les marins désarmés et capturés, soumis à leur merci, je fus bien contrainte de capituler et me rendre. Et d’une certaine manière, ce fut à cet instant que je mourus.
Seconde partie : Naruhen Maurandir
Je ne le savais pas encore, tout simplement. Notre frégate fut sabordée par les pirates, tandis que nous autres prisonniers furent transbordés sur leurs corvettes. Je bouillonnais d’une sourde colère et rancoeur à l’égard de cet équipage de pirates disparate qui, comme nous, était composé de multiples races bien que la majorité soit humains. Pourtant, sous la menace de leurs armes, je devais me contenir pour ne pas verser le sang inutilement. Avec le recul, je le regrettais.
Nous fûmes débarqués au coeur d’une petite crique sablonneuse qui laissait rapidement place à des bois de résineux méridionaux au bout d’une centaine de mètres. On passa un sac puant sur ma tête à compter de ce moment, et je découvrais par l’expérience que le plus grand des mages de ce monde devenait presque impuissant une fois les mains liées et le regard voilé. C’était tellement évident que je ne m’en étais même pas rendu compte. Nous fûmes forcés de marcher des jours durant, à peine nourris, laissés à bien peu de repos, et surtout sans aucune réponse à la simple question : qu’allaient-ils faire de nous ?
Les bribes de conversations que nous parvenions à percevoir n’en révélaient que trop peu, quand elles n’étaient pas tenus dans un dialecte qui m’était inconnu. Finalement, nous fûmes vendus par petits groupes à quelques marchands d’esclaves. Une nouvelle évidence que je n’avais pas été capable d’anticiper. Les mains entravées par un carcan, les yeux bandés et la bouche bâillonnée, épuisée par des jours de marche et de sous-nutrition, je n’avais guère la force de me révolter, et encore moins le désir de causer du tort à mes compagnons d’infortune. Nous fûmes trimballés sur les routes des Duchés du Sud des jours durant, jusqu’à atteindre une première ville à l’envergure suffisante pour que des esclaves puissent y être vendus.
Et de ce que j’en comprenais, les elfes étaient une denrée très prisée au sien de cette économie. Quelques elfes et moi furent immédiatement acquis, pour une somme que j’estimais dérisoire pour ce que nous valions ; encore que la question qui se posait vraiment était de savoir à quel prix je pouvais bien estimer une existence, dont la mienne ? C’était abject. Purement abject, et ce n’était que presque trois cents ans après la fin de la Grande Croisade que je comprenais pleinement les motivations des Akkatonniens à envahir Ikhyld, et prenais la pleine mesure de l'infamie de Balthazar. Je ressentais soudainement une profonde honte à l’égard des actes que nous avions pu commettre, saisissant que la notion d’esclavage adouci qui perdurait au sein de notre empire était encore trop indigne de notre stature.
Et au coeur de cette honte naissait le doute, plus pernicieux encore. Avais-je fait suffisamment en tant qu’Arcane des ténèbres pour la splendeur d’Ikhyld et le bien de notre population ? Absolument pas. Loin s’en fallait même. J’avais été trop passive, je regrettais de n’avoir pas pu faire plus. Je me faisais la promesse que si j’échappais à tout cela, je tâcherai d’être plus active en tant qu’Arcane et faire plus honneur encore à mon titre et mon statut.
Mon acquéreur, un seigneur local de petite envergure, ne tarda pas à abuser de ses prérogatives. À peine fut-il informé de qui j’étais, de l’importance de mon rang qu’il me soumit à la question. S’offrant les services de quelques mercenaires, enchanteurs et mages pour accomplir sa basse besogne, je devenais tant le jouet que la récipiendaire de toute la cruauté de mes bourreaux. De la pointe d’un couteau, on grava la chair de mon dos une série de runes de musèlement magique, inhibant tout mon potentiel et m’asservissant un peu plus. Un mage de lumière tenta d’user de son sort de Vérité Absolue une première fois, mais ma volonté dominait largement la sienne. Mes bourreaux s’attelèrent donc à l’ignoble tâche de la briser. De me briser. Par les flammes, les coups, les lacérations, l’étouffement et la magie ; les abus si propres aux hommes - pires que bien des bêtes - ils finirent bien évidemment par y parvenir au terme de nombreuses semaines.
Je n’en pouvais tout simplement plus. J’avais beau supplier la mort ou la pitié, rien n’y fit. Aucune supplication ne semblait atteindre ses êtres sans coeur et sans âme. Et quand ce maudit mage revint pour une énième tentative d’user de son don, je lui révélai tout ce que je savais sur Ikhyld. Les stratégies, les effectifs, les places fortes, la logistique, ce qui avait bien pu être dit et prévu au sein du Conseil des Arcanes de nombreux mois auparavant, les noms des personnalités influentes qui gravitaient autour. Tout ce qui pouvait permettre aux atrocités de cesser. Tout ce qui pouvait me permettre de connaître enfin la mort. Mais ces types-là savaient y faire pour me maintenir en vie, panser mes blessures et s’assurer qu’elles ne soient jamais trop graves, mais toujours douloureuses.
Le seigneur qui m’avait acquise et soumise à cet abject traitement n’avait pas tardé à revendre ces informations contre monnaie sonnante et trébuchante au plus offrant, même si nombreuses n’avaient plus guère de valeur mercantile. Je ne doutais pas qu’Akkaton serait très intéressé par celles-ci, même si je ne su jamais ce qu’il en advint. Je m’en moquais, je voulais simplement que ça finisse. Malheureusement pour moi, ce ne fut pas mon destin. Mon acquéreur se débarrassa de moi, m’offrant comme “gratification” à mes bourreaux. Le cauchemar ne cessa pas.
Traînée et traitée comme une bête, ma souffrance demeura une distraction de mes bourreaux, laissant toujours plus libre court à la gratuité de leur cruauté, leurs vices si odieux qu’il n’existe pas de mot dans aucune langue pour les qualifier. Même le terme de barbarie était une insulte faite aux peuples qualifiés de barbares. Les semaines se muèrent en mois, les mois en années. Plus que ma volonté, j’avais perdu toute raison, de résister comme d’exister, car rien ne justifiait plus les atrocités que l’on me faisait subir. Celles-ci devenaient plus rares, sûrement se lassaient-ils de moi, mais jamais moins pénibles. Par trois fois je tombais enceinte, et une seule d’entre elle parvint à terme. Et très étrangement, ces monstres élevèrent cet hybride que je haïssais tout autant qu’eux.
Ce n’est que lorsqu’ils furent massacrés par des soldats escortant un convoi marchand que je retrouvais un semblant d’espoir, un sentiment qui m’avait abandonné depuis des années. Tant d’années que je n’avais pu les compter. J’ignorai qui étaient ces soldats, qui ils servaient et même ce qu’ils avaient bien pu penser de moi en me trouvant enfermée dans cette cage, ni de ce gamin à la peau aussi pâle que la mienne. J’étais persuadée d’avoir senti de la pitié et du dégoût derrière l’acier de leurs heaumes, et ce n’est que lorsque l’on brisa les chaînes de ma cage que je comprenais que j’étais libre.
Drôle de sentiment que celui de la liberté. Moi qui l’avait appelée de tous mes voeux, par la mort, voici que l’on me l’offrait, bien vivante, et que je n’avais aucune idée de quoi en faire. Face à mon mutisme, mon incapacité à répondre aux questions les plus simples, je fus conduite au sein du convoi marchand, mon hybride de gosse à mes côtés. Je passais les jours et les semaines suivantes cloîtrée dans un profond mutisme, abrutie par cette liberté retrouvée qui me paraissait toujours aussi irréelle. L’un des marchands, un homme qui avait bien dépassé la soixantaine, nous traita avec une grande bonté, se chargeant le plus souvent de faire la conversation en ressassant ses vieux souvenirs et ses péripéties le long des routes de Duchés du Sud. Face à mon mutisme, il m’avait simplement surnommée Naruhen - “les yeux rouges” dans son patois natal.
Malheureusement, notre voyage commun s’acheva dans le sang versé, une fois de plus. Mais ce ne fut là l’oeuvre d’aucun mercenaire ou bandit pourtant si populaire dans les Duchés du Sud. Simplement mon fait, lorsque notre voyage nous mena aux abords de la ville où j’avais été vendue comme esclave quelques années auparavant. Une silhouette urbaine qui se découpait dans la lumière du soleil couchant que je ne pouvais effacer de ma mémoire. Et que ce soit vrai ou faux, je m’imaginais déjà le pire. Mon sang n’avait fait qu’un tour, persuadée que ce type allait me revendre en tant qu’esclave. La peur et la haine venaient de prendre le pas sur le semblant de raison qu’il pouvait bien me rester. Je me saisis du couteau du marchand glissé à sa ceinture et l’égorgeai d’un geste sec et franc, le regardant s’effondrer à l’arrière de sa charrette dans un gargouillis sanglant, les traits de son visage étirés par la surprise et l’incompréhension. Le gamin assis à l’arrière hurla quelques instants, le temps pour moi de le faire taire en envoyant ma lame se loger dans sa gorge d’un geste sec.
Puis je prenais la fuite à l’aide de la charrette, quittant la route pour m’enfoncer dans l’obscurité grandissante des bois qui la bordait non loin. Dans ma folie, j’avais tué mon bienfaiteur et le fruit de ma chair - que jamais je n’aurai pu accepter comme tel. Je trouvais refuge dans les bois, profitant des dernières lueurs du jour pour fouiller la charrette en quête de vivres. J’allumais un feu de camp pour me réchauffer et cuire mon repas, dépouillais le marchand de ses quelques pièces. Je me débarrassais plus tard des corps, les abandonnant aux charognards sans leur offrir aucune sépulture et me dévêtissais de mes vêtements souillés de sang. Je me saisis par la suite de l’un des tisons encore brûlants du maigre feu de camp, soufflant sur les braises pour le faire rougir, et l’écrasai dans mon dos. Je brûlais les runes de musèlement gravées dans mes chairs sous forme de cicatrices, chassant tout l’air de mes poumons dans un hurlement de souffrance, jusqu’à m’évanouir.
Ce furent quelques secousses, assez rudes, qui me ramenèrent à moi de nombreuses heures plus tard. Le jour s’était déjà levé, même si le feuillage automnal en tamisait la lumière. Je découvrais alors deux soldats, miliciens portant les armes et couleurs du seigneur local qui m’avait tant tourmentée. Ils me demandèrent ce qu’il s’était passé, si notre convoi avait été la victime d’une attaque de brigands. Je ne répondis pas. Je me contentais, presque hébétée, de savourer la magie qui m’emplissait de nouveau, pleinement. Mon dos continuait de me faire souffrir, mais c’était là bien secondaire - presque “à peine” incommodant comparé à ce que j’avais subi auparavant. Je regardais les deux soldats, tour-à-tour, puis revenait sur chacun d’entre eux, croisant leurs regards et me concentrant pour les aveugler tour à tour, puis les tuer de leurs propres armes. Je n’étais littéralement que haine, animée d’un besoin de vengeance qui me paraissait intarissable. Je rassemblais les affaires volées, mes forces et ma détermination, puis harnachais le cheval du défunt marchand et trottais vers la ville de mon ancien propriétaire.
Ce seigneur fut le premier homme d’une longue série à périr de ma main au sein des Duchés du Sud. Dans sa demeure, j’avais retrouvé sur mes biens d’Arcane, qu’il arborait comme un trophée parmi bien d’autres. Autant de vies souillées par les désirs d’un seul homme. J’apprenais de lui qu’Ikhyld, ma terre natale, avait refusé de payer la rançon exigée de sa part pour ma libération. J’ignorais si cela été vrai ou non, mais je ne pouvais m’empêcher de me sentir trahie, une nouvelle fois. N’y avait-il donc rien ni personne en qui je puisse avoir confiance ? Aucune valeur qui surpasse celle de l’argent dans ces terres ? J’étais profondément dégoûtée, et avais plus que jamais la conviction que ma quête était juste. Une quête de vengeance au nom de laquelle j’avais tué nombre de marchands d’esclaves, rendu fous et forcé des mercenaires à s’entretuer, empoisonné des esprits. Mes "exploits" commençaient à attirer l'attention, bien qu'en ces terres sans foi ni loi autre que celle de l'argent, cela semblait être une goutte dans l'océan. Je redoublais de prudence, découvrant qu'une prime pesait sur ma tête. Une tête inconnue, un nom inconnu, juste une "créature", une proie, parmi d'autres.
Au cours de mes voyages, je faisais l’acquisition de gants enchantés qui me permettaient de dissimuler ma présence spirituelle et ma magie ; ainsi que d’un manteau qui m’offrait une grande mobilité et discrétion pour mener à bien ma sinistre besogne. J’en profitais pour m’initier aux rudiments de la magie d’invocation, qui m’offrait la possibilité de dissimuler mes armes et mon matériel pour mieux passer les portes des villes les plus gardées et fortifiées.
Une quête à laquelle je me consacrais durant plus d’une décennie, sans faire preuve de la moindre pitié. Les ténèbres étaient mon allié, la nuit mon terrain de jeu. Chaque mort était un pas de plus vers la paix, car ma captivité m’avait permis de réaliser que la paix entre toutes les nations, celle que je convoitais tant d’apporter au monde, n’était autre que la mort elle-même. Je fantasmais ce continent empli de morts et morts-vivants, sans état d’âme, sans volonté, sans nécessité de se combattre. La paix la plus parfaite et durable qui pouvait être.
Ce fut au cours de l’un de mes trajets que j’entendis pour la première fois parler de l’armée des morts de Césario. Le grand maître impie des armées d’Eïlynster, plongé dans un sommeil éternel. Je trouvais une motivation nouvelle, un objectif qui faisait bien plus sens à mes yeux, un outil destiné à l’accomplissement de mes convictions. Il ne m’avait guère fallu de temps pour prendre la décision de m’exiler en Eïlynster.
Arrivée en ces terres dans les années 1860, il me fallut une génération entière d’humain pour y être admise et reconnue. Les suspicions d’être une espionne se voulaient très grandes, oppressantes - surtout en raison de mon âge très avancé - et je me félicitais de mes achats et décisions passées. Afin de ne pas éveiller les doutes, éviter que l’on puisse me relier à la pratique de la magie ténébreuse et mon passé, je décidais de taire celle-ci, cacher mon potentiel de mage et me prétendais donc comme une simple elfe en exil. Je mettais mes talents d’archère à contribution de la défense de ce royaume lors des innombrables escarmouches qui l’opposaient à celui de Teïder. Peu à peu, je trouvais ma place parmi ses habitants.
Peu-à-peu, je commençais à ressentir un profond attachement pour mes compatriotes, la création d’un lien familial. Lentement mais sûrement, je gravissais les échelons de la hiérarchie, gagnant en autorité et en responsabilités au sein de l’armée. Et étonnamment, j’y prenais goût, retrouvais le goût de vivre avec mes semblables, nouais quelques amitiés très fortes, délaissais la haine, la rancoeur et me confortais dans mes mensonges et ma comédie.
En 1982 et suite à la mort au combat de celui qui occupait ce poste, je fus nommée Capitaine de la section Sud-Ouest de la muraille d’acier, section la plus proche de la bourgade où je m’étais installée un bon siècle auparavant. Et je me contentais depuis de poursuivre ma progression et ma petite vie, entre mon métier de chasseresse et mon affectation militaire, guettant l’opportunité de découvrir l’emplacement de la crypte de Césario. Car bien que devenue Eïlynsterienne de coeur, je n’avais en rien renoncé à mon objectif.
Liens : Xin Nahalëm : Arcane de l’invocation et Ministre du Renseignement.Comme tout ce qui touche de près ou de loin à Ikhyld, l’Arcane de l’Invocation est une des nombreuses figures de mon passé. Un vieil ami que j’estimais grandement malgré son goût trop prononcé pour les arts et le raffinement. Au moins partagions-nous les mêmes valeurs morales et la même bienveillance à l’égard du peuple Ikhyldien. J’ai toujours apprécié son intelligence et sa finesse d’esprit, même si aujourd’hui, je redoute plus encore l’excellence de ses services de renseignement qu’il continue de diriger. J’espère qu’il ne saura me retrouver, mais j’en doute. Mon physique, une fois encore, finirait par jouer en ma défaveur.