La nuit allait bientôt tomber. Pour bien des criminels, c'était le moment idéal pour commettre leurs méfaits en toute impunité. Du moins, quand ils ne se font pas prendre la main dans le sac. Et c'est bien pour cette raison que je me promène toute seule à cette heure-ci. Enfin, je ne suis sûre de rien, pour être honnête. La soirée est assez calme pour l'instant.

Après, s'il ne se passe rien ce soir, ce n'est pas grave. Je pourrais toujours aller faire chier les esclavagistes. Pourtant, je soupirai à cette pensée, l'esprit tourmenté par des idées noires. J'ai beau avoir exploré des centaines de possibilités, je suis toujours aussi peu douée pour les repousser de manière efficace et durable. S'il ne s'agissait que de ça, je ne m'en ferais pas autant.

Je suis... fatiguée du laisser-aller Duchéen. De faire comme si de rien n'était alors qu'au fond, je sais que ça ne va pas. Les esclavagistes détruisent tellement de vies... et personne ne leur dit rien. Peut-être que je me trompe, mais on dirait que je suis la seule à m'en soucier. Il y a des tas de mercenaires dans les Duchés, bien plus qu'il n'en faut. Pourtant, j'en ai rarement vu un agir en faveur de ces innocents.

Il faut croire que l'argent est et restera la seule chose qui compte pour eux. J'essayai de penser un peu à autre chose, sans succès. Ça me semble pourtant évident qu'Orzian ne peut pas être en paix, avec de telles pratiques. Ce n'est pas comme si un tyran Ikhyldien avait un jour réduit en esclavage des civils Akkatoniens... enfin bon, ce qui se passe dans les Duchés n'est pas la priorité numéro un, je suppose.


Pourtant, il faudra bien se pencher sur la question un jour ou l'autre. Quand bien même Teïder serait prise et pacifiée, quand bien même il n'y aurait plus les anciens dieux nagas et compagnie, la paix ne sera pas totale. Bien que je restai impassible, un mélange de tristesse et de colère m'envahit. Pourquoi, je l'ignore. Peut-être que je suis un peu trop sensible sur ce genre de sujets ?

Ou alors, peut-être que c'est lié à ces sentiments étranges que j'éprouve envers eux ? Ce que je ressens n'est pas facile à expliquer avec des mots. Pour être franche, je ne sais jamais où me mettre en présence d'un autre esclave. C'est un peu comme si je me sentais... proche, et pas proche d'un parfait inconnu. Le simple fait qu'on ait cela en commun, ça me donne envie de me rapprocher, j'ai l'impression.

D'habitude, j'évite de m'attacher à cause de mon passé. Mais là, j'ai... je ne sais plus trop où j'en suis. Peut-être que je suis en train de dérailler, peut-être que c'est normal, je n'en sais rien. En tout cas, je ne veux pas qu'ils... ces personnes n'ont qu'une seule envie : retrouver cette liberté qui leur appartient. Elle n'appartient pas aux esclavagistes.

Ils n'auraient jamais dû subir le même sort que... ah, je ne peux vraiment pas m'en empêcher. Quand je pense qu'on leur fait endurer tout ce que j'ai pu enduré, si ce n'est pire... ça me rend malade. Seulement, eux et moi, cela ne peut pas aller plus loin que ça. J'ai dit "non" à Amset et à d'autres personnes. Pourquoi ce serait différent cette fois ?


Je regardai à droite et à gauche, pensive. Malgré mes sens amplifiés par la magie, je ne percevais rien d'anormal. Décidément, la soirée est vachement calme. C'est assez rare aux Duchés. Je continuai ma promenade solitaire, songeant à ce qui aurait dû être fait depuis longtemps, avant de marquer un arrêt à cette idée.

Et si quelque chose pouvait être fait ? Ce n'est pas impossible en soit. Quoique, techniquement, je le fais déjà en libérant des esclaves discrètement. Le problème, c'est que c'est loin d'être assez. Il en arrive très régulièrement, dans tous les Duchés. Et à chaque fois, je ne peux agir que dans un seul d'entre eux. J'aurais aimé pouvoir me dédoubler. Je voudrais faire plus pour les aider, même un peu.

Sauf que toutes les idées qui me viennent sont aussi improbables qu'une maison en forme d'ananas. Infiltrer le réseau de ces criminels pour glaner des renseignements ? Au besoin, enlever certains d'entre eux en douce pour leur soutirer des aveux, de gré ou de force ? Ce n'est pas mon genre. D'un autre côté, ils ont fait tellement de mal, à tant de personnes... ce serait plus que mérité.

Et rien ne m'empêcherait de les livrer aux autorités étrangères ensuite. C'est tentant, je l'admets. En plus, personne ne saura qui est derrière tout ça si je me montre assez discrète. Le problème, c'est que je me ferais pas mal d'ennemis au passage. Au bout d'un moment, les gens se douteraient de quelque chose. Des espions, des assassins, les ducs, les autres mercenaires... j'ose à peine imaginer la pagaille que ça serait.


Je me remis à marcher, histoire de ne pas traîner trop longtemps au même endroit. Dans ce cas, avant toute chose, il vaudrait mieux que j'aille prévenir mon père. On ne sait jamais, ces enflures pourraient s'en prendre à lui juste parce qu'on s'aime très fort. Mon visage s'assombrit. Le connaissant, il va glisser son museau dans cette affaire sans rien me dire.

Il sait que je vais être morte d'inquiétude pour lui, et... non, je ne peux pas lui en parler. S'il lui arrivait quelque chose, je... je ne me le pardonnerais jamais. Sans compter qu'il n'y aura peut-être pas que lui ? Parmi tous mes partenaires, j'en connais un certain nombre qui risquent de s'en mêler également. Après, peut-être que ce ne serait pas une mauvaise chose.

J'aurais des alliés pour m'épauler, des êtres en qui avoir confiance. Il serait alors possible de s'occuper de plusieurs Duchés en même temps. Et on a plus d'idées à plusieurs, qui plus est. Pourtant, je secouai la tête mentalement, obstinée. Je n'ai aucune envie qu'ils soient blessés par ma faute. C'est mon choix, pas le leur. Pour leur bien, mieux vaut qu'ils ne le sachent pas.

Alors que je tournais au coin de la rue, je faillis m'arrêter à nouveau, les sens en alerte. C'est bizarre. Il n'y a pas de son, pas d'odeur ou quoi que ce soit qui sorte de l'ordinaire. Pourtant, j'aurais juré qu'il y avait comme une présence aux alentours... pendant un instant, il ne se passa rien. L'instant d'après, tout s'enchaîna très vite.


Je remarquai à peine que la sensation était devenue plus forte d'un coup, et le "bouh" flippant jaillit de nulle part. Mon instinct avait pris le dessus. Je me retournai vivement, pointant mes armes à feu sur l'inconnu.

« Les mains sur la tête ! Toutes vos mains, je veux les voir ! »

Attentive à ses mouvements et aux alentours, je les levai un peu plus, l'air de ne pas plaisanter. Un esprit des ténèbres... je comprends mieux, maintenant. Tournant prudemment autour de lui, je le scrutai de haut en bas avec ma méfiance habituelle. Il n'est pas armé. Même avec les esprits, il vaut mieux s'en assurer. Ils n'utilisent pas tous que la magie, après tout. Je m'immobilisai face à lui, le doigt sur la détente.

« Maintenant, vous allez me dire qui vous êtes, si vous êtes seul ou accompagné, et ce que vous comptiez faire exactement. Sauf si vous préférez que je vous crible de balles à l'instant ? »

D'ordinaire, j'aime beaucoup rire de tout et de rien. Sauf que là, je ne saurais dire s'il s'agit d'une simple farce, ou si l'esprit espérait profiter de l'effet de surprise à des fins malveillantes. Malheureusement, il faut faire attention à tout et se méfier de tout le monde quand on est aux Duchés... bien entendu, je m'excuserais si jamais il y a méprise. Mais dans le cas contraire, je ne m'excuserais pas de faire mon travail en l'arrêtant. Et il n'appréciera pas plus qu'Amset de voyager dans une cage enchantée...

La réaction de l'esprit me fit hausser un sourcil. Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? Il ricane parce qu'il ne me croit pas capable de tirer ? Je levai l'une des armes à feu en direction de sa tête, l'air de ne pas plaisanter. J'ai tiré bien plus de fois qu'on ne pourrait le croire... de façon non létale la majeure partie du temps, heureusement. Je ne fermerais plus l’œil de la nuit, sans quoi.

Déjà que tous ces rêves liés à Eïlynster ne veulent définitivement pas me laisser en paix, en plus de ne pas toujours être très agréables... je n'ai pas spécialement envie que les visages des morts reviennent me hanter en prime. Enfin, je dis ça mais les morts-vivants le font, techniquement. Chaque fois que j'en vois un, je ne peux pas m'empêcher de me demander s'il était quelqu'un de bien de son vivant ou l'inverse ?

Avec de telles pensées, ça fait vraiment bizarre de se dire qu'on fait ce qu'il faut en leur tranchant la tête. Que les tuer à nouveau les libère de leur condition. Que leur âme trouvera peut-être la paix suite à ça. Que je devrais arrêter de m'en vouloir pour si peu. Et pourtant, si, je m'en veux. Qu'ils soient déjà morts ou non, je ne fais pas la différence entre les deux.

D'une part, je pense parfois à ces ombres qui ne font de mal à personne. Sauf qu'avec tous ces morts-vivants qui agressent les civils, c'est difficile pour eux de ne pas toutes les mettre dans le même panier. Et franchement, ce n'est vraiment pas facile pour moi de comprendre tout le monde sans prendre partie pour un camp ou pour un autre, comme d'autres personnes le feraient ou incitent à le faire.


Et on me reproche de prendre mes distances, par moment... enfin bon. D'autre part, je tue rarement car j'ai horreur de tuer. A chaque fois que je le fais... soit je n'ai pas le choix, soit je ne vois pas d'autre option. La dernière fois, c'était un nain qui a commis une dizaine de meurtres à lui tout seul. Malgré tout ce qu'il a fait, on l'a laissé sortir quinze ans plus tard.

Comme certains criminels, il a recommencé à peine sorti de prison. Qu'est-ce qu'il aurait fallu faire ? Le renvoyer là-bas ? Laisser l'histoire se répéter, encore une fois ? J'ai eu beau me dire qu'en prenant sa vie, j'en ai sauvé plein d'autres par derrière, je... je m'en veux. Je ne peux pas m'empêcher de douter, parce que je suis quelqu'un de simple.

En bref, je suis bien la dernière personne qui peut décider du droit de vie ou de mort sur quelqu'un... même si c'est chose faite pour le nain, je sais. J'aurais sans doute réagi autrement, s'il n'allait pas tuer un atama innocent sous mes yeux. Il fallait prendre une décision, en à peine trois secondes. Grushnag et mes anciens partenaires ont beau me dire que j'ai bien fait... je ne suis pas certaine d'avoir vraiment fait ce qu'il fallait.

Si ça se trouve, un nécromancien va réanimer son cadavre, et ce sera à quelqu'un d'autre de le tuer à nouveau... comme la dernière fois, j'espère encore que je n'aurais plus jamais à tuer. Même si c'est sans doute un souhait un peu naïf quand on travaille dans le mercenariat, mais peu importe. J'ai plus que l'habitude de détonner dans le paysage, de toute façon.


Je fixai l'esprit également, impassible. Il voulait juste s'amuser ? En se promenant sur les toits et en se jetant sur le premier passant venu, carrément ? Eh ben, on peut dire qu'il n'a pas froid aux yeux. Un mercenaire sans scrupules aurait pu l'embarquer sans se poser de questions, et qui sait ce qu'il lui aurait fait ensuite... en tout cas, son "bouh" peut coller avec ses propos, s'il dit bien la vérité.

Disons que les atamas vraiment honnêtes ici, on pourrait tous les réunir dans une pièce, tellement ils sont peu nombreux. Sans compter que s'amuser peut prendre plusieurs sens dans les Duchés. Après, j'imagine que certains me diraient que je suis trop méfiante, que je chipote sur les détails, et tout le tralala. Sans méchanceté, je me fiche de ce qu'ils peuvent bien en penser.

Il n'y a rien de mal à se montrer prudente, surtout dans un pays où c'est plus que conseillé. Par contre, je ne sais pas trop quoi penser de l'esprit. Je pointe mes armes à feu sur lui, et il est... content de découvrir une nouvelle réaction ? Genre, il fait la même chose à tout le monde par curiosité ? Pas seulement pour s'amuser ? A moins qu'il joue très bien la comédie, je jurerais qu'il est assez insouciant.

Même si j'adore partir dans mes délires aussi, je dois quand même surveiller mes arrières. Entre les bandits, les esclavagistes, les Teïderiens malveillants et les dix millions de sbires de ces prétendues divinités... on ne sait jamais sur quoi on peut tomber, ni où, ni quand, ni comment. Un peu comme si on jouait à la loterie, en fin de compte.


Sauf que là, j'ignore s'il est au courant de tous les dangers auxquels il s'expose, s'il n'en a pas la moindre idée ou s'il s'en fiche éperdument. En revanche, sa remarque me tira un sourire ironique. Sans vouloir être trop taquine, la sienne non plus n'est pas inscrite au patrimoine des réactions "classiques". Reprenant bien vite mon sérieux, je lui répondis d'un ton neutre.

« Si ma réaction vous paraît déplacée voire disproportionnée, vous verriez les choses différemment en tenant une dague empoisonnée entre vos mains, je pense. »

Loin de moi l'idée de vouloir l'accuser de quoi que ce soit. Je sous-entends juste que les choses auraient pu être drastiquement différentes. En toute franchise, sans mes réflexes, je ne serais plus en un seul morceau depuis longtemps. Je n'ajoutai rien quant au reste. Disons que si je l'encourage dans son délire, je ne sais que trop bien qu'il va essayer de m'entraîner avec lui.

En temps normal, peut-être que je ne serais pas contre mais là, ce n'est pas le bon moment. Azaïm... c'est son vrai nom ou juste un nom d'emprunt ? Ah, si seulement j'avais un sort de vérité. Ce n'est pas toujours fiable à cent pour cent, certes, mais cela me simplifierait la vie quand je dois poser ce genre de questions. Si je restais méfiante envers l'esprit, je fus intriguée par un petit détail.


Comment ça, il croit être Ikhyldien ? Qu'est-ce que ça veut dire ? Bien que curieuse, je ne bronchai pas, attendant de voir s'il allait ajouter quelque chose ou non. A la vue des fentes blanches, mes ailes s'ouvrirent toutes seules en éventail dans mon dos. Je manquai de sourire en réaction. Moi et mes réflexes... ça ne changera jamais, il faut croire.

Je finis par sourire involontairement. Etre menacé par des armes à feu n'empêche pas Azaïm de faire un brin de causette. Etrangement, ça ne m'étonne pas. Peut-être que ses dires y sont pour quelque chose... quoi qu'il en soit, je ne notai rien de suspect venant de lui. Pas même une magie quelconque visant à le rendre plus persuasif, ou un truc du genre. Ça aurait été contre-productif, évidemment.

D'un autre côté, ça ne m'aurait pas surprise. Tous les moyens sont bons pour se tirer d'un mauvais pas, même les coups bas. Pour autant, je restai immobile et attentive, les yeux et les oreilles grands ouverts. Après, j'imagine qu'il me fait la conversation parce qu'il sait que je ne peux pas le retenir indéfiniment. La raison est simple.

A part crier "bouh" en arrivant par derrière, rien ne prouve qu'Azaïm a fait ou s'apprêtait à faire quelque chose de condamnable... ou du moins, pas à ma connaissance. Je rougis bêtement à l'allusion d'avoir des enfants. Je... ne préfère pas parler de ça. C'est déjà assez gênant d'avouer que je n'ai jamais été amoureuse, alors là... bref. Je me recentrai sur les paroles de l'esprit, perplexe.


Où il veut en venir, au juste ? Je voulais simplement savoir ce qu'il comptait faire ce soir, et il s'en va dans un débat philosophique. On dirait moi quand je pars dans un délire sans queue ni tête. Vraiment, j'ignore s'il essaie juste de m'amadouer, ou s'il cherche à comprendre ce dont il parle. A l'entendre, on croirait qu'il est sorti de son plan élémentaire depuis peu.

Je penchai la tête sur le côté, sceptique. A moins que ce soit vraiment le cas ? Je veux dire, pourquoi un bon comédien s'embêterait à aller aussi loin ? Il broderait plutôt une excuse ou un prétexte convaincant. Il ne me poserait pas des questions aussi singulières. A la fin de ses propos, je le fixai quelques secondes sans rien dire. Bien qu'Azaïm n'a pas l'air d'être malveillant, mieux vaut s'en assurer. Pour ça, j'ai peut-être une idée... à voir selon la suite des événements.

« L'or ne m'intéresse pas. Par contre, nous pourrions trouver un terrain d'entente. Vous voulez des réponses aux questions que vous vous posez ? Je peux y remédier, à condition que vous répondiez aux miennes en retour. Pour être franche, j'en ai encore plus qu'avant, avec tout ce que vous venez de dire... mais on ne le fera pas ici. On trouve des oreilles indiscrètes partout, et les Duchés ne font pas exception à la règle. »