Sahar rit tout doucement. Vittoria avait une façon de prendre les choses au pied de la lettre qui l'amusait beaucoup, et elle la gratifia d'un regard malicieux.

- Puissent les ancêtres te garantir une mémoire aussi pérenne que le sont tes jours, alors.

Elle oscilla du chef, visiblement flattée, et sourit encore lorsque la vampire accepta de bonne grâce ses conseils. Mahjid l'observait avec amusement, de l'autre côté du feu de camp, et son regard très sombre allait de l'une à l'autre en songeant tout doucement dans sa vieille tête que le hasard faisait parfois les choses à sa façon, mais qu'il lui arrivait de mettre sur leur route des gens qui pouvaient avoir besoin d'un peu plus que de compagnie pendant leur traversée. La caravanière était ainsi, souvent, à prendre son sous aile toute personne qui pouvait vouloir s'y loger, fut-ce un moment. Jamais avare de paroles et de sagesses, de ce savoir infime forgé par les années de labeur et le commerce incessant avec autrui.

Lorsque Vittoria répondit à la question de Sahar, c'est lui qui prit la parole, de sa voix grave et rocailleuse.

- Le clan des Mahjtani n'est peut-être guère puissant, mais nous autres voyageurs et commerçants avons bien des yeux et des oreilles à Nephtys. Je ne veux pas me mêler de tes affaires, camarade, mais s'il le faut, nous ouvrirons l’œil pour toi, et si tu veux bien nous en dire plus lorsque nous serons arrivés.

Sa patronne hocha la tête pour appuyer ses paroles.

- Il arrive souvent que les gens disparaissent ou s'égarent, par ici. J'ignore la manière dont tu procèdes en ces choses mais peut-être que mes gens te seront utiles dans ta quête.

Elle sourit à nouveau lorsque la curiosité de la voyageuse se dirigea vers eux, et Sahar désigna d'un geste les bêtes assoupies qui s'étaient regroupées près de la source et dormaient en silence près des chargements gardés par quelques hommes.

- L'hiver, les vents ne nous permettent guère de nous éloigner de Nephtys de crainte d'être pris dans les tempêtes qui surviennent fréquemment. Nous nous contentons pour l'heure de faire transiter des marchandises entre les campements de ceux qui résident à quelques journées de route de la ville, et depuis quelques oasis proches. Lorsque la saison sera de nouveau propice, nous irons traverser de nouveau le désert jusqu'aux ports sur la côte, et nous reviendrons à Nephtys, et puis nous recommencerons encore jusqu'à ce que l'été nous brûle le cuir et rende à nouveau le voyage périlleux. Cela reprendra à l'automne, jusqu'aux premiers orages de l'hiver.

Elle avait parlé doucement, rythmant ses paroles de gestes cadencés, comme une danse miniature qui fit ondoyer les flammes. Le flux, le reflux, mimé par ses doigts usés, brunis de henné, anima les grappes incandescentes qui léchèrent sa peau sans lui causer le moindre dommage. Au creux de la paume en subsistèrent quelques bribes qui chatoyèrent brièvement avant de s'éteindre.

- Ce qui décide, c'est le désert, en premier chef, reprit-elle. Nous vivons avec lui, parce qu'il le veut bien. Après, il y a les besoins de nos gens : ceux de mon clan nous vendent les biens qu'ils produisent, en échange des marchandises que nous apportons de la ville et de ce qu'on ne peut trouver ici. Nous faisons passer les gens, les choses et les nouvelles selon les nécessités du moment, mais la plupart du temps nous faisons la liaison entre les lieux où les Mahjtani plantent leurs tentes pour suivre les pâturages et les points d'eau pour leurs bêtes.

Elle ramassa une poignée de sable, le fit s'écouler dans son autre main, le fit s'enrouler autour de ses doigts comme un serpentin de poussière qui chatoyait à la lueur du foyer.

- Et puis, il y a nos traditions. Plusieurs fois l'an, nous retrouvons les nôtres pour fêter certaines de nos célébrations, pour les naissances, et pour les morts. Nous ne sommes pas constamment en mouvement, mais il est vrai que c'est une vie que l'on passe sur les routes, le plus clair de notre temps. Il n'y a guère qu'au coeur des saisons les moins propices que nous nous restons à Nephtys.

Lorsque Vittoria aborda le sujet de son enquête, c’est le compagnon aux yeux de geai de la caravanière qui lui répondit. C’est donc au son de sa voix que, d’une tranquillité sans égale, elle dirigea son regard perçant pour croiser celui de l’homme. Telle une aigle de la nuit, elle ne cilla pas et maintint le contact visuel avant de répondre calmement aux interrogations implicites, comme à son habitude.

Ce n’est autre qu’un jeu de piste, au final. Le moindre indice, la moindre preuve. J’interroge, je me renseigne, je cherche. En tout cas, votre aide me sera nécessairement utile, et je vous dévoilerais les détails qui pourront vous aider à me prêter main forte lorsque nous serons arrivés, ce n’est pas un problème.

Puis elle devint silencieuse, écoutant attentivement les explications de la femme qui se trouvait face à elle concernant leur manière de sélectionner leurs itinéraires. Ils avaient donc des périodes de voyage et d’autres où ils attendaient patiemment que les temps soient meilleurs. Il y avait tant de raisons toutes liées les unes aux autres, si bien que la moniale en fut presque impressionnée. C’est de son sourire, léger mais sincère, qu’elle laissa un silence après la fin des explication de la dirigeante, avant de répondre.

Ce sont là de belles raisons, à mon sens. A la fois culturelles et logiques, notamment par la préférence des saisons tempérées. Vous menez même une mission, en quelques sortes, et c’est tout à fait honorable. Je vous remercie de m’avoir partagé ce savoir.

La vampire laissa son regard se distraire par le sable ondulant entre les doigts de son interlocutrice, avant de relever le nez. Alors, son regard changeant légèrement pour quelque chose de plus confident, elle s’apprêta à formuler une demande.

Voyez vous, la magie que j’utilise principalement est la magie du vent, mais j’ai aussi des bases utilitaires en magie des ténèbres. J’ai pris, en conséquence, l’habitude de demander aux personnes que j’apprécie si elles acceptent que je leur pose une marque de cette magie là. C’est comme un tatouage, invisible ou non au souhait, et qui me permet de savoir où la personne en question se trouve. Je comprendrais que vous refusiez, mais cela reste bien pratique pour ne pas se perdre de vue.

Elle resta stoïque le temps que Sahar ingéra l’information, attendant patiemment sa réponse avec une sagesse propre à sa sobriété.

Sahar fixa longuement Vittoria, comme si elle hésitait, la jaugeait, encore une fois. Le long visage aride, frappé en biais par la lumière du feu, s'abîma un instant dans une contemplation étrange qui ne trahit rien des pensées qui filèrent dans le miroir des yeux mordorés, soudain aussi imperturbable que le masque d'albâtre qui lui faisait face. Et puis, elle lâcha un rire et secoua vivement la tête. Entre ses doigts, le serpent de sable coulait encore, docile, et fut soudain saisi d'un geste vif, ce qui le fit se dissoudre aussitôt et la poussière coula au sol dans une brève nuée brillante.

- Peux-tu jeter une ancre dans le sable et mettre un collier au souffle du vent ? Je suis honorée de ce que tu me demandes, parce que j'y vois l'expression de ton attachement envers nous. Mais la vérité, sœur de la nuit, c'est que j'ai ma propre liberté bien trop à cœur pour te donner permission de mettre sur moi ce signe-là.

Elle éleva la main, et pointa la lune, au-dessus des collines.

- Il n'y a que la mère lune pour savoir en tous temps où je vais.

Autour d'eux, on hocha gravement la tête. Les regards s'étaient tous posés sur la vampire, en silence : nul n'avait dit mot, comme si on avait attendu la réponse de la maîtresse, avec curiosité, et voilà que chacun approuvait, sans rien dire de plus.

Et puis, comme pour adoucir la netteté du refus, Sahar posa une paume sur l'épaule de son invitée.

- Peut-être un jour si les dieux le veulent, dit-elle avec un peu plus douceur. Tu parles de cette marque comme un don, mais la vérité, c'est que c'est moi qui te ferais un cadeau si je l'accepte. Comprends-tu ? Nous avons nos routes et nos chemins, tu les connais un peu, mais au fond, si tu savais en tous temps où je suis, ce serait une confidence que je ne suis pas prête à faire.

Le cercle s'était ouvert pour elle, mais il y avait des seuils qui ne pouvaient encore être franchis. Il en allait ainsi des Mahjtanis : prompts à l'accueil, mais en surface seulement car il fallait mériter de pénétrer le cénacle au-delà de l'espace qu'ils réservaient à ceux qui n'étaient pas des leurs. Les frontières étaient peut-être invisibles, tissées par les interdits qu'ils étaient les seuls à connaître, mais elles étaient solides et c'était l'une de celle là qui se rappelait soudain.

Elle se demanda si Vittoria comprenait, pleinement, l'étendue de ce que signifiait sa proposition. C'était son usage à elle, une façon de retrouver aisément ses amis et ses connaissances, sans doute anodin dans le monde d'où elle venait : mais ici, dans cet univers mouvant où les être et les choses pouvaient disparaître en un rien de temps, c'était une idée presque sacrilège. Elle ne lui en tenait pas rigueur, parce que Sahar voyait bien que cela n'était mû que par la volonté de se lier à ceux qui l'accueillaient de la sorte et l'appelaient "soeur" en évoquant la parenté commune qui les unissait à la nuit qu'elles chérissaient. Une maladresse, tout au plus, mais qui en disait long.

- Il te reste encore beaucoup à apprendre de nous, observa Sahar avec une sorte de tendresse dans la voix. Mais toi qui traverse les jours sans qu'ils ne t'atteignent, tu sais combien de choses doivent être laissées au temps qui passe. Il en faudra encore beaucoup avant que l'un d'entre nous accepte de se lier de la sorte à quelqu'un qui n'est pas l'un des nôtres.

En vérité, cette marque, elle l'aurait souhaitée pour elle, et pour d'autres que Vittoria. De l'autre côté du feu, elle percevait le sourire de Mahjid, qui partageait sans doute la même pensée : il aurait donné cher, lui, pour savoir en tout temps où se trouvait sa maîtresse ! Et la caravanière aurait donné cher elle aussi pour apaiser ses inquiétudes quant au devenir de certains de ses proches qui s'en allaient trop loin, trop longtemps.

- L'incertitude du monde est une chose avec laquelle nous devons tous vivre, reprit-elle en donnant corps à sa pensée. Et l'ignorance du devenir de ce que nous aimons l'est aussi.

Et puis, elle secoua la tête, faisant cliqueter les ornements de sa coiffe, et étendit les bras devant elle, faisant glisser le repli de ses lourdes manches. Sur ses poignets saillants, de minces lignes d'encres traçaient des motifs un peu délavés, en forme de croissants de lune.

- Nous avons coutume, pourtant, d'orner nos corps, reprit-elle. Ce que l'on porte dans la chair va avec nous pour toujours. Nous ne prenons pas ces choses-là à la légère, tu vois.

La caravanière marquait un long temps de silence. Une réflexion qui était peut-être trop longue pour la moniale qui, dans son expression figée, semblait appréhender la réponse que préparait son interlocutrice. Alors que cette dernière se mit à parler pour exposer les raisons de son refus, la moniale baissa la tête sans but spécifique, peut-être celui de faire tomber sa sûreté et sa rigueur dont elle faisait preuve jusque là. Elle ignora les regards qui étaient posés sur elle, et capta à peine les mouvements de la caravanière pour n’en retenir que les paroles.

Elle ne parlait pas. L’échine courbée, le visage masqué par les mèches éparses qui tombaient, et l’angle que ce dernier empruntait. Elle garda ses mains sur ses genoux et, dans son silence, ferma les yeux. La vampire, blême et imperturbable, écouta le discours de la cheffe sans l’en interrompre, mûe par un profond mutisme, motivé par quelconque obscure émotion.

Alors que les derniers mots de la femme s’étaient perdus dans le silence du désert, Vittoria ressenti le besoin étrange et pourtant réel d’inspirer longuement. L’air entra dans ses poumons inutiles pour les étirer, avant de relâcher la tension. Alors, se redressant sur l’expiration, elle exposa à l’assemblée un visage grave, coupable. Ce sont ces quelques mots qui furent prononcés suite à cela, avec une impassibilité propre à la vampire au regard troublé qui se dévoila lorsqu’elle ouvrit les yeux.

Je reconnaît la grossièreté de ma proposition, et je m’en sens profondément honteuse.

Elle ne dit rien de plus en l’instant, reprenant suffisamment de contenance pour braver le regard de tous et diriger le sien sur l’assemblée. Elle revint plonger son regard dans celui de la cheffe, son masque de marbre revenu pour un temps.

Vos paroles sont fortes, et elle m’atteignent. J’aime votre manière de penser, et je me sens coupable d’y avoir porté un affront.

Enfin, passons. J’imagine que vous avez dû connaître bien pire, il doit sûrement exister des voyageurs ne comprenant même pas vos pensées, et d’autres pour se ridiculiser avec leur ignorance. Quelle histoire avez vous à me raconter là dessus ?