La lune était à peine visible sous l’épaisse couche de nuages qui flottait au-dessus de la grande cité de Vinche. Malgré les lumières magiques enchâssées dans les réverbères – touche de modernité assumée dans la ville – la nuit restait sombre et l’absence d’étoiles donnait aux toits de Vinche un aspect presque sinistre. Le port était étrangement silencieux cette nuit-là. L’hiver était présent, même dans les Duchés du Sud, et les navires étaient pour la plupart en cale sèche dans les ateliers de carénage afin d’être entretenus avant la reprise du commerce. Si la neige restait absente, il était de coutume de procéder à la réparation des navires dès l’hiver afin d’éviter les accidents lors de la belle saison.

Les rares navires qui circulaient à cette période étaient généralement des embarcations dont le commerce ne pouvait être ralenti par des considérations aussi basses que le climat. On retrouvait pêle-mêle dans cette catégorie, les vendeurs d’esclaves, les braconniers, les mercenaires, mais aussi les navires de la haute bourgeoisie duchéenne … et au bas de l’échelle, les pêcheurs.

Si le commerce n’était pas au maximum de ses capacités au cœur de l’hiver, les entrepôts n’en restaient pas moins plein à craquer. L’organisation duchéenne en la matière n’avait aucune égale quand il s’agissait de maximiser les profits et d’anticiper les moindres fluctuations du commerce. Par conséquent, les entrepôts portuaires étaient plein à craquer de victuailles, de produits de luxe et de matériaux nécessaires à la vitalité de l’économie.

Cette nuit-là, une drôle d’activité se déroulait autour de l’entrepôt de la compagnie des Carabiniers de Manigoldo. Les Carabiniers de Manigoldo étaient une troupe de colleteurs spécialisés dans la « collecte » d’animaux exotiques. Issus de générations de braconniers s’étant faits une réputation dans le milieu et ayant acquis une certaine respectabilité, ces chasseurs d’animaux exotiques chassaient pour la haute bourgeoisie duchéenne. Remplissant les animaleries particulières des palais, notamment celui de Vinche, les braconniers de Manigoldo – le fondateur de la compagnie – étaient des experts dans la capture des proies les plus rares et les plus élusives.

Les nouvelles allaient bon train et on racontait à qui voulait l’entendre que les veneurs étaient revenus à Vinche les bras chargés de proies des plus exquises pour leurs richissimes commanditaires. Ces biens attendaient désormais au sein d’un entrepôt particulièrement bien défendu. Laisser s’échapper des pégases ou des animaux dangereux comme des ours aurait fait mauvais genre et aurait terni l’image de marque de la compagnie.

Les enclos couverts étaient remplis d’animaux anesthésiés ou emprisonnés de telle sorte à ne pouvoir nuire. A côté, diverses cages à animaux contenaient les proies les plus petites, le menu fretin, qui ne posait pas de problème de sécurité particulier, mais qui valaient leur pesant d’or. Au bas mot, ce qui se trouvait dans cet entrepôt pouvait acheter l’équivalent de plusieurs manoirs de qualité dans les hauteurs de Vinche … mais les risques pour obtenir cette marchandise de première qualité étaient élevés. Le taux de survie d’une recrue était catastrophique et l’équipement coûtait cher. Chaque expédition pouvait se solder par des pertes sèches élevées qui ne pouvaient être compensées que par la chasse aux petits animaux, bien moins excitante.

Mais ce soir-là, tandis que les chasseurs étaient occupés à boire des coups et que les recrues surveillaient la marchandise, un drôle de chat fait de ténèbres faisait les quatre cents pas autour de l’entrepôt, visiblement inquiet.

Lumière, car tel était son nom, tournait autour de l’entrepôt, paniqué, cherchant de l’aide. Le familier fait de ténèbres était certes discret et indépendant, mais sa maîtresse était en danger et il n’avait personne vers qui se tourner. Miaulant à qui voulait l’entendre, il cherchait désespérément une bonne âme pouvant tirer la magicienne de l’ornière dans laquelle elle s’était malencontreusement jetée.

Cela faisait quelques jours que les pouvoirs de Louise faisaient des leurs. La magie invocatoire n’était pas en cause cette fois-ci, mais bel et bien la nouvelle magie qui prenait forme au cœur de son être depuis qu’elle avait survécu à ce coup mortel porté par l’inquisiteur de Teïder. Quelque chose était né en elle et malgré toutes ses connaissances et ses capacités d’adaptation, elle ne parvenait pas à maîtriser cette magie correctement. Il s’agissait d’une force qui était totalement étrangère à ce qu’elle connaissait et qui ne cessait de chercher à s’imposer à elle. Plus les semaines avançaient et plus elle se retrouvait à développer temporairement d’étranges capacités, comme un odorat surdéveloppé, une vision perçante, ou tout simplement de la fourrure sur la peau, drainant son mana. Parvenant à chaque fois à reprendre le contrôle, elle s’était décidée à mettre très vite un terme à cette affliction pour regagner le contrôle de la vie.

Ne sachant quoi faire, la jeune femme avait tenté de nombreux moyens pour essayer de la canaliser et de la subvertir, mais plus elle s’essayait à la museler, et plus celle-ci réagissait avec force. Ce n’était qu’hier, après avoir tenté un nouveau sortilège pour essayer de circonscrire ce nouveau pouvoir, que le contrecoup se fit avec violence. Sans crier gare, Louise se retrouva à se métamorphoser en un joli chat aux yeux bleus, sans possibilité de retourner à sa forme originelle. Malheureusement pour elle, le chat en question se révéla être des plus rares et attira l’attention d’une recrue des Carabiniers. Ce dernier, ne sachant pas qu’il tenait entre ses mains une invocatrice apeurée, sut cependant évaluer son prix et l’enferma dans une cage dans l’entrepôt. Louise était désormais prisonnière d’une cage trop petite et si elle n’était pas libérée rapidement, elle se retrouverait au mieux vendue, au pire, transformée en fourrure.

Spoiler:

Le chaton miaula plaintivement à l’adresse de son sauveur inopiné et s’avança vers lui avec un air concentré. Louise avait beau être un chat, elle n’en restait pas moins une archimage et surtout, une jeune femme bien élevée. Elevée par une vampire, certes, mais bien élevée quand même ! Lumière se positionna aux côtés de sa maîtresse et crut bon faire la traduction. Le familier était en effet habitué à comprendre les moindres gestes et les moindres humeurs de sa maîtresse, grâce à son lien magique avec elle.

« Attendez, messire. La magicienne souhaiterait vous remercier pour votre aide. »

Le chaton miaula à nouveau et fit quelques pas vers l’archimage jusqu’à toucher ses jambes. Doucement, il mordilla le bout de son pantalon, probablement pour lui signifier quelque chose … mais quoi ? Ce fut Lumière qui dissipa les doutes quant aux intentions de la magicienne.

« Elle vous demande de l’aider. Elle est coincée sous cette forme à la suite d’un sortilège qui a mal tourné. Ca fait plusieurs semaines qu’elle perd le contrôle de ses pouvoirs et je ne sais pas quoi faire pour l’aider. Connaîtriez-vous un apothicaire, un magicien ou tout autre personne qui serait capable de lui redonner sa forme originelle ? Je ne peux malheureusement pas la protéger et dans l’état dans lequel elle est, j’ai peur qu’elle ne finisse par rester un chat pour toujours. »

Lumière resta silencieux quelques instants, laissant sa maîtresse tourner autour des jambes de l’inconnu qui l’avait sauvée. Le chaton continuait d’émettre de petits miaulements adorables, mais un peu désespérés.

« La magicienne dit que votre prix sera le sien si vous l’aidez. »

Restait à savoir si son sauveur se montrerait magnanime ou non …

Spoiler:

La jeune femme s’inclina respectueusement. Enfin libérée de ce sort incontrôlable, elle ne pouvait que remercier chaleureusement son sauver, quand bien même celui-ci fût un tantinet moqueur. Louise n’était pas femme à se laisser piquer par de petites moqueries sans conséquences, malgré son tempérament de feu.

Lumière se positionna à ses côtés. Le familier, bien que ne cherchant pas à le montrer, était véritablement heureux que cette affaire se résolve sans effusion de sang. Le familier de l’archimage n’était pas rassuré à l’idée de devoir courir par monts et par vaux pour pouvoir sauver sa maîtresse.

Louise considéra un instant son sauveur. Au vu du sortilège qu’il lui avait lancé, il s’agissait d’un maître transformiste … et c’était exactement ce qu’elle cherchait. Depuis son exil à Eïrn et son sauvetage par le dragon, un nouveau pouvoir s’était éveillé à l’intérieur de l’invocatrice. Incapable de l’utiliser correctement, ce pouvoir prenait ses aises et commençait à affecter sa vie quotidienne. Louise n’étant pas formée à la magie transformiste, et les magiciens humains ou elfes de cette discipline se comptant sur les doigts d’une main, elle avait le plus grand mal à trouver une personne capable de lui apprendre à canaliser cette magie étrange qui était plutôt l’apanage des kitsunes et des dragons.

En d’autres termes, Louise avait besoin d’aide … Et même si elle avait sa propre fierté de magicienne, elle savait parfaitement quand mettre son orgueil de côté et demander de l’aide.

« Archimage Louise d’Ambrerive, pour vous servir messire Yukinaga. Je vous remercie pour vos compliments … Vous parliez à l’instant d’un service. Je me ferai un plaisir de vous aider, en guise de remerciements pour votre aide. »

Louise renifla d’un air quelque peu outré par la remarque de son interlocuteur. La magicienne était prompte à être piquée au vif, même par de petites remarques sans mauvaises intentions.

« Disons que ... la metamorphose n’est pas le sommet de ce mon art, mais je suppose que vous vous en doutiez. Je suis invocatrice, pas métamorphe et ce n’est que récemment que ces pouvoirs se sont éveillés en moi. Je vous avoue avoir … quelques difficultés à les maîtriser, ce qui fait que vous m’ayez vu dans cet état, déclara-t-elle d’un ton neutre. »

Il était vrai que Louise n’était absolument pas familière avec la magie transformiste. Elle avait découvert ce pouvoir il y a quelques mois, à la suite de sa rencontre avec le dragon vivant en Eïrn. La blessure du pieu des inquisiteurs et la proximité avec la magie du dragon avait visiblement éveillé en elle des pouvoirs jusqu’alors inconnus. Etaient-ils les siens, ou simplement des pouvoirs empruntés ? Elle n’en avait aucune idée, ses premières pensées étant dirigées vers le fait de pouvoir solutionner le problème des métamorphoses intempestives.

Le Kitsune semblait, quant à lui, parfaitement maître de cet art et bien qu’il semblât parfaitement serein et avenant, la magicienne se doutait bien qu’il n’était pas un simple quidam avec une âme de bon samaritain. La magicienne n’était pas la plus douée pour se remémorer les noms et les visages des personnes qu’elle croisait … Si c’était le cas, elle aurait compris instantanément qu’elle avait affaire avec l’un des plus célèbres archimages d’Ikhyld.

Mais Louise, malgré son tempérament de feu, pouvait aussi être oublieuse … Cependant, elle n’était pas ingrate.

« Si satisfaire votre estomac peut régler ma dette envers vous, alors c’est avec joie que je vous accompagnerai pour diner. Avez-vous des préférences ? Je suggère que nous nous éloignons en premier lieu des docks ... Je n’ai pas spécialement envie que l’on nous donne la chasse une fois que le pot-aux-roses sera découvert. »