Si les esprits les plus simples pouvaient penser que le pouvoir dans les Duchés se fondait uniquement sur la force et la richesse – la première permettant d'acquérir la seconde, tandis que la seconde permettait en retour d'acheter la première, en faisant attention à ce qu'on ne retourne pas votre achat contre vous – la vérité, aux yeux d'Aukheperu, était plus complexe, et depuis le poste de pouvoir dont il s'était emparé il y avait longtemps déjà, le Duc considérait que le premier élément fondant le pouvoir d'un prince, quelque soit son titre, ducal ou non, dans les mouvants Duchés, c'était la solidité des relations et des alliances nouées avec ses divers voisins. Difficile de garder le pouvoir même pour le plus impitoyable général ou le plus farouche prince-marchand si l'ensemble de vos voisins vous étaient activement hostiles, ou si une coalition se montait contre vous. Certes, force et richesse étaient aussi d'indispensables soutiens du pouvoir d'un haut-bourgeois digne de ce nom, et aidaient à se gagner bien des amitiés également, mais la diplomatie était une clef de voûte indispensable pour ne pas tout voir s'effondrer...

Voilà pourquoi, notamment, il avait accepté à la faveur d'un voyage dans le nord des Duchés une rencontre avec la relativement récemment arrivée au pouvoir Comtesse d'Émeraude, un puissant Comté indépendant dont la production principale n'était guère difficile à deviner, sis entre Sarassi et Ardnath, entre autres, et qui parvenait depuis un moment maintenant à maintenir son indépendance, sans non plus, par volonté ou manque de moyen, réussir à conquérir assez d'espace pour s'affirmer en Duché. Un cas comme il en existait parfois, toujours intéressant, mais aussi donc un état à priori solide – pourvu que la compétence de sa nouvelle dirigeante soit confirmée, ce que ce voyage permettrait aussi de confirmer – avec lequel entretenir de bonnes relations pouvait toujours être profitable. Après tout, les alliés lointains, s'ils étaient moins susceptibles de vous envoyer une armée de renfort sous deux jours, l'étaient aussi moins de vous trahir soudain pour profiter de vos troubles pour grignoter un bout de territoire, par exemple !

Ainsi donc, après avoir voyagé jusqu'à Sarassi grâce à la ligne de dirigeable établie par une compagnie akkatonienne – la compagnie Vabsley, plus précisément – et y avoir mené certaines affaires, il était tranquillement descendu vers le sud dans un carrosse entouré d'une petite garde d'élite ayant fait le voyage avec lui, et s'étant monté à Sarassi, le cheval n'était pas, par essence, le mode de locomotion préféré des Nagas. Le petit groupe fut renforcé par une troupe de mercenaires locaux à la frontière, puis une fois arrivé au domaine où vivait la Comtesse, Aukheperu laissa à l'entrée la majorité de ses gardes, ne gardant à son côté qu'une unique guerrière humaine à l'air à la fois calme et compétente, qui lui emboîta le pas sans mot dire. Il y avait une raison très spécifique à ce qu'il garde, contre ses habitudes, une garde jusque dans la salle de négociation, mais il n'en expliqua pas d'avantage...


Quoiqu'il en soit, il fut donc introduit à la maîtresse des lieux, qui le reçu en compagnie de deux Néméïdes à l'air calmes et sans doute bien dressés. Visiblement leur présence était autant une sécurité qu'une démonstration de force personnel, pour signifier sans doute que la Comtesse n'était pas du genre à se laisser facilement croqué. Aukheperu n'y réagit guère, et hocha plutôt poliment la tête envers son hôtesse.

« Comtesse Pandora... c'est un plaisir et un honneur d'être reçu chez vous. Je dois dire qu'il est original de voir un lieu de pouvoir si clairement séparé de la capitale locale, au moins vous devez être tranquille en ces lieux. »

Peu de hauts-bourgeois choisissaient de siéger si loin de leurs administrés, ne fut-ce que pour mieux les tenir à l’œil, mais il supposait que cela avait aussi ses avantages. En tous cas, il prit place sur les coussins disposés à son attention, alors que sa garde personnelle s'adossait au mur derrière lui, le surveillant du regard sans déranger la discussion entre puissants.

« J'ai fais une grande partie de la route par la voie des airs, jusqu'à Sarassi, avant de redescendre tranquillement jusqu'ici, aussi le voyage fut-il plutôt bon. Il faut reconnaître ce mérite aux Akkatoniens d'avoir rendu le voyage aérien plus facile encore qu'au part avant, y compris pour des êtres aussi peu adaptés à la chevauchée qu'un Naga comme moi. »

Après tout, les dirigeables étaient un moyen sûr et rapide de rallier deux villes qui étaient reliées par celui-ci, sans être autant chahuté que sur la scelle d'une monture volante louée pour l'occasion... même si d'un autre côté cela demandait de réaliser les aménagements nécessaires, sans doute.

« Ceci dit, je prendrais volontiers un rafraîchissement, en effet, avant de découvrir de votre bouche ce qui me vaut le plaisir d'être votre hôte... »

Voir l'hôte ou l'hôtesse servir directement à boire à ses invités n'était pas forcément la norme, mais pas forcément non plus rare entre dirigeants duchéens – cela évitait une oreille indiscrète de plus, et tout autant un intermédiaire de plus pouvant glisser du poison ou autre – aussi Aukheperu ne s'en étonna-t-il guère, son regard profond ne quittant guère la Comtesse pour l'heure en semblant l'évaluer en douceur...

Aukheperu et sa garde prirent donc leurs places respectives, même si la remarque de la Comtesse, si elle fit hausser un sourcil au Naga vampirique, amena un hochement de tête négatif de la part de la belle Humaine.


« Merci pour votre appréciation, Votre Grâce, ainsi que pour votre proposition, mais je crains de devoir la décliner. Je ne bois jamais en service. »

La damoiselle avait parlé d'une voix calme et professionnelle, non sans un certain respect non plus, d'ailleurs, ce qui était assez logique pour une mercenaire répondant à une invitation polie d'une bourgeoise souveraine. Du reste, il était également assez logique de ne pas la voir boire dans ce genre de circonstance, autant pour maintenir sa vigilance, en effet, que parce que par essence ce genre de garde privé avait tendance à être là notamment pour réagir aux tentatives d'empoisonnement... même si dans le cas présent Aukheperu lui avait demandé de l'accompagner pour une toute autre raison. Lequel, d'ailleurs, répondit lui aussi aux propos de la nécromancienne.

« J'apprécie également votre... appréciation, mais je m'en étonne également un peu. Je ne pense pas être très original en vous répondant qu'en Liomaida le mérite et l'efficacité priment sur des considérations comme le genre ou la race. Après tout, nous ne sommes pas chez les barbares teïderiens. »

De fait, il n'y avait guère que Teïder, ou certaines tribus barbares du nord lointain – d'où le commode rapprochement entre les deux, au-delà de la simple pique gratuite envoyée presque machinalement à l'ennemi de toujours – pour traiter les femmes plus mal que les hommes. Dans les Duchés, seul l'argent, ou les capacités à en gagner, comptaient vraiment, même si Aukheperu l'avait formulé plus élégamment. Quoiqu'il en soit, la conversation se poursuivit donc, sur un ton du reste assez plaisant.

« Hmmm hé bien, je suppose que cet isolement vous offre des avantages sur le plan défensif ainsi qu'un certain recul sur votre population, ce qui permet de cultiver une certaine aura... personnellement j'avoue d'avantage préféré pouvoir les surveiller de prêt, et du reste j'ai toujours pris plaisir à l'agitation des grandes cités duchéennes. C'est sans doute une des raisons qui m'a poussé à choisir Liomaida comme lieu de résidence. »

Cela et l'opportunité offerte par le Duc précédent, évidemment, mais là encore le souligner n'aurait été guère polit, surtout vis-à-vis d'une haute-bourgeoise héréditaire, qui avait, disait-on, perdu toute sa famille dans une tentative de coup d'état. Aukheperu n'était pas certain de devoir croire cette version, mais la politesse après tout ne coûtait rien. Hochant doucement la tête en écoutant son avis sur la technologie akkatonienne, nuancé pour une magicienne de talent comme elle l'était d'après les échos qu'il avait pu collecter, avant de goûter doucement le sang proposé alors que la Comtesse en venait plus directement à ce qui les intéressaient, du moins s'en approchait avec une prudence qui ne déplu guère à l'ancien général au sang doublement froid.

« Ma foi, la paix et l'entente entre tous les Duchés ne seraient sans doute pas une si mauvaise chose, mais je doute que ce jour arrive prochainement. Cela impacterait sans doute le commerce d'armes, mais je suis sûr que nous trouverions autre chose à échanger. »

Aukheperu avait répondu avec un léger sourire, qui ne dévoilait qu'une petite partie de ses crocs potentiellement intimidants, au rire de son interlocutrice. Le problème majeur potentiel, évidemment, était plutôt les intérêts des puissantes factions mercenaires... cela et l'incapacité notoire de ses pairs à résister à une bonne occasion d'enrichissement, dû-t-elle induire le pillage d'un voisin en position difficile. Laissant toutefois de côté cette question potentiellement épineuse pour le moment, le Naga vampirique repris une douce gorgée de sang avant de sourire en douceur à nouveau.

« Hmmm... du sang de Kitsune, si je ne m'abuse ? Un cru plutôt jeune... je vois que vous mettez les moyens pour recevoir, Comtesse. C'est une attention que j'apprécie. »

Bien sûr, en bon duchéen, surtout ayant caché sa nature toute une partie de sa vie, le Duc avait aussi appris à apprécier le vin, mais pour un Vampire si éduqué soit-il le sang avait toujours une saveur spécifique, plus intense, plus agréable. C'était leur nature, tout simplement, et s'il refusait de se laisser aller à la barbarie des plus bas instincts vampiriques, Aukheperu n'avait jamais non plus lutté directement contre sa nature.

« Je suis sinon grand amateur de cordialité, et plus encore de lucrativité, évidemment. J'aime à penser que les liens diplomatiques peuvent renforcer et apaiser nos contrées, autant que faire ce peu, et évidemment je ne dédaigne jamais un profit quand il se présente. Après tout, une solide trésorerie est tout autant gage de stabilité. »

Après tout, un Duc pouvait être le plus aimé qui soit, doté d'alliés et de tout ce qu'on pouvait rêver, si ses coffres étaient vides, il ne tarderait guère à être renversé, plus ou moins en douceur peut-être, mais tout de même. Dans les Duchés, la fidélité se doublait toujours de liens pécuniaires, et les guerriers et guerrières ne travaillaient jamais gratuitement !

« Je pense donc que nous pourrions sans doute noué des accords permettant de fluidifier et d'augmenter les liens commerciaux entre nos territoires, en effet. Aviez-vous d'autres éléments en tête que vous parliez d'amitié entre Émeraude et Liomaida, Comtesse Pandora ? »

Le Naga vampirique pouvait imaginer, et retrouver dans sa vaste expériences, d'autres éléments lui-même, mais puisque la nécromancienne l'avait invité, il était curieux de voir ce qu'elle avait potentiellement à lui proposer...

Visiblement, certains des habitants du Comté que dirigeait son interlocutrice, ou peut-être ses parents eux-mêmes, semblaient bel et bien avoir eut des idées particulières sur la place des femmes, du moins dans le passé... en tous cas c'était l'impression que ne pouvait s'empêcher d'avoir Aukheperu devant la façon dont Pandora mettait en avant cette question. Une langue mesquine aurait sans doute souligné une mauvaise influence de la proximité teïderienne, mais ce n'était guère le genre du Naga vampirique, et encore moins pendant une discussion diplomatique ! Il préféra donc se contenter de hocher la tête en réponse à cela, et laissa continuer son hôtesse vers d'autres sujets, comme, notamment, ses préoccupations défensives autour de son installation, ou plutôt disons de son maintient, en ce palais plutôt isolé, point auquel il répondit avec un léger sourire.

« Ma foi, il est vrai que la position est favorable sur le plan tactique, je n'aurais pas aimé être payé pour l'assaillir du temps où j'étais encore Général... c'est assurément un bienfait, même si de mon côté je considère comme plus sûr de pouvoir surveiller de plus prêt les éventuels comploteurs. Je pense que les deux styles ont leurs avantages, au-delà des goûts personnels, évidemment. »

Aukheperu se méfiait plus des complots que d'un assaut en force pure, même si la chose était toujours évidemment possible... mais le plus probable en ce cas aurait sans doute été une attaque extérieure par la mer, et il avait aussi évidemment des contre-mesures. Quoiqu'il en soit, cette différence d'approche ne les empêchaient évidemment pas de s'entendre, et, après avoir hocher la tête avec un fin sourire, qui ne dévoilait pas ses crocs, à l'affirmation selon laquelle ils trouveraient toujours des choses à échanger, même en cas de paix – il ne se faisait pas de doute pour cela, après tout les Duchéens restaient les Duchéens ! – il répondit à son affirmation quant au sang.

« Hmmm ma foi je ne vais pas entrer dans un cours sur la dégustation de sang, mais cela peut se sentir en effet, notamment chez les Kitsunes qui évoluent avec l'âge... »

Il préféra ne pas rentrer dans tous les détails à propos du goût ou de l'origine du sang... après tout ce genre de sujet passionnait rarement les non-vampires, voir mettait mal à l'aise, et ce genre de considérations ne leur était guère d'utilité de toute façon. Soit ils n'auraient jamais l'occasion d'essayer de savourer le sang en tant que Vampire, soit de toute façon ils auraient oubliés la discussion d'ici là ! Cependant, quittant ces questions plus triviales, la Comtesse aborda ensuite la négociation proprement dite, non sans ménager un certain effet...

« Ma foi, il est vrai que l'amitié et les bonnes relations sont souvent à la base des échanges, et qu'ils peuvent être autant de précieux sésames que de grandes protections... et il est vrai que j'ai également des amis et alliés dans votre voisinage, comme Sarassi, par exemple, même si je suppose que vous devez les connaître mieux que moi encore. Mais il est certain que des amitiés communes ne peuvent en effet qu'ouvrir plus de portes... »

Après tout, dans les Duchés, les échanges de toutes sortes, qu'ils soient commerciaux – c'était évidemment toujours ici le nerf de la guerre – ou autres, se basaient en partie sur la confiance... mais d'un autre côté, établir de réels liens de confiance était plus difficile que de simplement proclamer une bonne entente, et ici peut-être encore bien plus qu'ailleurs ! Lier une amitié par un lien militaire était une façon de voir les choses originale, mais non dénuée d'intérêt, il devait bien le reconnaître...

« J'avoue ne jamais avoir essayé d'obtenir ce résultat par un lien militaire, mais l'idée me semble intéressante. Bien entendu, votre éloignement fera qu'en cas de réelle attaque je ne pourrai sans doute intervenir qu'avec une partie des forces disponibles, et plus lentement, mais cela aiderait aussi à renforcer le commerce entre nos deux peuples, et je crois savoir que votre Comté ne manque pas de richesses à échanger. »

Bien sûr, Aukheperu faisait plus que « croire » savoir, il était toujours renseigné en amont de ce genre de rencontre. En soit, la situation était la même qu'avec la voisine Sarassi : leurs productions étaient différentes de par leur localisation différentes – la mer et les vastes plaines agricoles pour Liomaida, et les mines et montagnes pour Émeraude, pour schématiser grandement – de sorte que les échanges pouvaient être fructueux...

« Une autre manière de renforcer notre entente, si la chose vous intéresse, pourrait être d'organiser une coopération sur le plan artistique et intellectuel. Liomaida compte nombre d'établissements culturels réputés, et des liens pourraient être tissés entre eux et Émeraude, par exemple. Après tout, le savoir progresse mieux dans l'échange, tout en étant toujours un bon vecteur de pouvoir, d'après mon expérience... »

Et pour le Naga vampirique aux écailles carmines de reprendre une gorgée de sang qu'il savoura doucement en laissant la Comtesse répondre à ses propositions...