18 mars 2001; Akkaton, un village.

La lune brille très fort ce soir. C’est presque hypnotisant, cette lumière sur le désert. Le sable semble briller de mille feux. Mais ces lumières sont aussi intrigantes qu’elles sont douces. On dirait qu’elles nous chuchotent de les rejoindre, de venir les serrer dans nos bras et d’errer, lentement, tranquillement, au sein du désert. Bien sûr, n’importe quel néophyte pourrait tomber dans le panneau et j’imagine que c’est probablement l’une des raisons qui fait qu’il y a tant de disparus dans le désert. Je souris bêtement, avant de bâiller bruyamment.

« Gaaaaah ! »

Je croise le regard de Shéhérazade, qui semble me conseiller de faire encore plus de bruit. Alors, gentiment, généreusement, même, je lui obéis. Je me mets à rire, amusé. Et lorsque je finis par me taire, je m’étire doucement. Les épaules, les bras, les mains. Je termine par mon cou, avant de me lever. D’un signe de tête, j’indique à Shéhé' qu’on part et elle se redresse également, sans un mot. Nous reprenons donc une marche silencieuse sur les toits de cette charmante petite ville akkatonienne. Enfin, village serait plus adapté, vu la petitesse de cet endroit. Je saute sur la crête d’un toit, que je me mets à franchir un pas devant l’autre, les bras écartés, comme un funambule. Je n’ai strictement aucun mal à avancer correctement et j’ai aucunement besoin de faire toutes ces simagrées, mais… J’en ai envie.

De quoi ? De retrouver mon insouciance, ma joie ? Ou peut-être simplement d’avancer un pied devant l’autre, sans penser ni au passé ni au futur. Il n’y a que l’instant présent actuellement. Lui, moi, la nuit. Et rien d’autre. Oui. Je crois que c’est ça. Je crois bien que c’est ça qui m’avait manqué. Cette facilité à enchaîner les pas. Je reprends doucement le contrôle sur ma vie. Mes parents me manquent, c’est vrai. J’ai la haine contre ces teïderiens de malheur. J’ai encore le goût de leur sang dans la bouche. Et ça me dégoûte autant que ça m’inspire, c’est étrange. Je n’aime pas avoir leur sang souillant mon palais, c’est vrai. Mais je crois que ça m’a libéré, en quelque sorte. Je ne me suis pas senti aussi incapable que ça. Certes, je n’ai rien pu faire contre Bonnenfant, mais j’étais fatigué et je n’avais pas toute ma tête. Les circonstances jouaient clairement en ma défaveur. Sans doute est-il plus fort que moi malgré tout, mais je suis certain d’être au moins aussi, si ce n’est plus, intelligent que lui. J’ai d’autres atouts dans ma poche. Et rien qu’au souvenir de sa propre bombe lui revenant dans la poire, j’en suis certain. Je sais qu’on se reverra. Quand ? Aucune idée. Mais je compte bien le faire revenir à moi, comme il est venu la première fois.

Je me mets à rire bêtement, sous un regard en coin de Shéhérazade. Je sais que tu lis en moi, choupette. Aucun d’entre vous n’ose dire un mot, sans doute que vous vous demandez si je suis pas juste en train de devenir complètement fêlé, mais ce n’est pas le cas. Je veux juste profiter de l’instant, avant de me casser la gueule de nouveau.

Parce que oui, je sais bien. Je sais parfaitement que ce n’est qu’un moment de répit au milieu de la tempête. Je sais bien que, tôt ou tard, je vais de nouveau baisser les bras face à un mur infranchissable. J’ignore pourquoi, j’ignore tout de ça. J’ai juste cet affreux pressentiment en moi. Comme si une force extérieure s’amusait à m’emmerder. Et c’est qu’elle en tire un plaisir malsain en plus ! J’ignore si elle possède l’une de ces excuses, disant que « c’est pour mon bien » ou si c’est juste pour s’amuser. Mais qui que tu sois, laisse-moi te dire une chose : t’es qu’une infamie sans nom. Et c’était pas mon insulte la plus méchante.

Quoiqu’il en soit, je finis par arriver au bout de la crête du toit. D’un bond agile, j’atteins le toit suivant, avant de continuer ma marche nocturne et presque solitaire. Jusqu’à ce très léger frémissement. Je redresse les oreilles presque malgré moi, me redresse de toute ma hauteur et stoppe instantanément mes pas. J’ai les sens aux aguets. Quoique ce soit, c’est discret, et probablement que, si je n’avais pas eu les sens aiguisés de mes ancêtres animaux, je ne l’aurai pas entendu.

« Qui est là ? »

Ma question est sûre. Ma voix est basse, mais sans doute aucun. Bon, quelque part, je me demande si ce n’est pas juste un papier ou je ne sais quelle merde. Mais si quelqu’un est là, qu’il me suive ou non, il faut qu’il croie que je suis certain de sa présence, pour être moins tenté de fuir.

Bien sûr, personne ne me répond. Je soupire. Ouais, c’est possible que ce soit juste moi, de toute façon. Enfin non. Je ne doute pas du fait que j’ai entendu un bruit, ça, c’est certain. En revanche, ce n’était peut-être personne. Peut-être juste un animal du désert, ou bien un truc volant au vent. Tous les bruits ne sont pas des gens, Karma ! Alors pourquoi est-ce que je reste planté là, attentif, à écouter les bruits alentour ? Je lève les yeux et secoue la tête. Je croise le regard de Shéhérazade, qui attend mes instructions. Je hausse les épaules.

« Me r'garde pas comme ça, Shéhé'. Tu sais bien que ça a laissé des séquelles. »

Elle souffle et je reprends ma marche, aussitôt suivi par la dragonne. Je repense vaguement à Teïder, tout en sautant sur un muret plus bas. Je remonte aussitôt sur un autre toit, continuant ma randonnée nocturne. J’ai remarqué que j’étais plus alerte depuis mon voyage chez les fous. J’étais toujours aux aguets, pendant plusieurs semaines. C’est devenu une habitude. Et même si je me suis calmé depuis que je suis revenu, depuis mon voyage avec Aria, il n’empêche que j’ai encore des habitudes tenaces.

Je m’affale comme une merde sur le toit, d’un mouvement de glisse très largement contrôlé. Ma dragonne m’observe avec une moue incrédule alors que je croise mes bras derrière ma tête. Je repense à Inveïs, au duc et à son fils. Aux trois Teïderiens que j’ai éclatés. Et puis à Bonnenfant. De quelle taille est le fossé les séparant ? Et celui qui nous sépare ? Est-il aussi large ? L’est-il vraiment, ou ne l’était-il que parce que j’étais exténué et malade ? Je soupire.

« Ah. Merde. Foutu bruit. On fait une pause. Elles sont belles les étoiles, hein ? »

La dragonne souffle bruyamment par les naseaux. Je sais ce qu’elle en pense. Comme je sais ce qu’ils en pensent tous. Mais j’m’en fiche. Comme je me fiche du fait qu’ils m’ignorent et ne me répondent pas à tous les coups. J’ai juste envie de me reposer. De penser. Ou pas en fait. Regarder les étoiles et vider sa tête, c’est bien aussi. Difficile, mais bien. Apaisant, au moins. Je laisse le silence m’envahir, la vue des paillettes spatiales m’emplir les yeux.