Début janvier, an 2000.

Le sud était une terre propice à beaucoup de choses, mais l'alpha savait qu'il était surtout une terre de danger, les bipèdes en avaient fait un second fief, non-contents de s'entretuer chez eux venaient le faire en territoire loup. Elle vivait cela comme une menace, mais taisait sa peur pour ne pas effrayer les autres, plus les années passaient plus ils devaient reculer leur territoire, est-ce que dans plusieurs siècles la meute pourrait encore se nourrir comme autrefois ? Il y a deux cents ans le territoire était de l'océan au nord jusqu'aux montagnes du sud, et réduisait d'année en année à présent. Mais qu'est-ce que de simples loups pouvaient faire contre ça ? La folie humaine rongerait tout.

Les adultes chassaient, tendis que l'aînée de la meute était étendue sous un arbre - elle n'était plus aussi jeune que ce qu'elle aurait souhaité, écoutant avec attention le chant de ses enfants tout en se faisant mâchouiller un peu partout par les cinq louveteaux, une oreille tirée, une queue mâchouillée, des pattes mordillées. Se contentant de remuer une oreille de temps à autre, ça ne lui faisait pas vraiment mal et au moins ça avait le mérite de les occuper quelque temps.

Néanmoins quelque longues minutes plus tard elle entendait un chant différent, le hurlement terrible de la dizaine d'adultes face à une menace survenue de nulle part puis un autre cri de douleur aiguë qui transperçait le cœur d'Aeter, elle se redressait brusquement, grondant pour donner l'ordre aux petits de se cacher, ce qu'ils firent sans discuter. Elle analysait ensuite avec attention, elle ne devait pas agir sous la colère, elle devrait donner l'ordre d'attaquer que si c'était vraiment nécessaire, elle pouvait aussi leur hurler la retraite, la fuite, ou n'importe quoi d'autres.

Mais au lieu de cela, elle préférait bondir, sprintant vers la source du cri, elle savait qui était blessé, et qu'elle devait faire vite.

En ce début de nouvelle année, nous avions vu revenir de son rite initiatique Sigfried, l’un de nos fils. L’occasion pour le village de fêter son retour et son aptitude à passer à l’âge adulte en organisant une grande fête en son honneur. Un festin qu’il apprécierait sûrement après un mois passé à survivre en solitaire. Et en tant que résidente et amie de la famille, dont j’avais vu naître quelques générations, je tenais à lui offrir un sacrifice digne de ce nom. Un trophée rare et impressionnant, différent de ceux que l’on pouvait habituellement chasser au sein du royaume. Après tout, en tant que chasseresse, j’offrais nombre de mes proies en sacrifice aux ancêtres des habitants natifs d’Eïlynster ; mes propres ancêtres - que je ne portais pas dans mon coeur - ne méritant certainement pas tant d’honneur.

J’avais donc choisi de partir en quête de ce trophée dans les terres sauvages du Nord, un territoire que je n’avais que trop rarement exploré, et qui recelait de monstres et créatures magiques dont le terrassement serait source d’honneur et de gloire. Vêtue d’un manteau de fourrure acheté en Eïlynster pour supporter les basses températures de ces terres, j’avais brièvement traversé Teïder, jusqu’à quitter les frontières de ce royaume décadent pour parvenir dans les terres sauvages. Et ma traque avait pu commencer. Les terres proches de la frontière ne se voulaient guère abondantes en créatures intéressantes. L’empreinte et les incursions de la civilisation s’y voulaient trop marquantes. Je m’enfonçais vers le Nord sur de nombreux kilomètres encore.

Ce fut durant la traversée d’une forêt tout à fait quelconque mais épaisse que je pus entendre de lointains glapissements. Il me semblait reconnaître des hurlements de loup, nombreux et épars. J’ignorai s’il s’agissait d’une meute vivant là, ou plus simplement en train de chasser, mais je comptais bien le découvrir. Me saisissant de mon arc, encochant une flèche, je me mis à progresser bien plus lentement à travers bois, me guidant à l’oreille pour m’orienter en direction des quelques cris. Je prêtais particulièrement attention aux endroits où je posais les pieds, prenant garde à ne pas faire craquer une branche morte sous la semelle de mes bottes pouvant trahir ma présence.

La traversée fut lente et précautionneuse, mais je parvenais finalement à distinguer quelques animaux. Et plus que de simples loups, ceux-ci étaient véritablement magnifiques, d’une taille imposante et au pelage d’une grande beauté. Sûrement l’une de ces créatures qui s’était retrouvée baignée de tant de magie qu’elle en avait évoluée. Une peau qui ferait une fourrure de qualité pour le jeune Sigfried, qu’il pourrait arborer en suscitant jalousie chez ses pairs et admiration chez les demoiselles. Mon trophée de chasse et mon offrande se tenait là, sous mon regard vermillon. Je m’arrêtai et bandai mon arc, posant un genou à terre en alignant dans ma mire un magnifique spécimen au pelage flamboyant, marqué de reflets allant du brun au carmin.

Je figeai mes muscles, bloquai ma respiration, et décochai ma flèche. Cette dernière fila dans un sifflement aigu et bref pour se planter dans l’une des cuisses de ma proie. Je grimaçai de frustration. J’avais manqué ma cible. J’avais pourtant souhaité la tuer d’un coup net, sans bavure ni souffrance inutile. Celle-ci poussa un hurlement de douleur, auquel répondirent plusieurs autres. D’un geste habitué et précis, je préparai une nouvelle flèche, devant me remettre en route pour traquer mon loup. Le danger était annoncé, et je n’avais que peu de temps devant moi pour achever ma proie, avant d’en devenir une à mon tour.

La louve noire et argentée filait comme un limier, elle avait peu de temps, elle sentait à présent bien mieux l'odeur de chasseur, une odeur de bête morte, et encore plus grave de danger. Elle n'avait pas besoin de donner d'ordre, sa fille ainée saurait quoi faire, elle resserrerait les rangs autour du loup blessé, et ils n'attaqueront pas, néanmoins elle savait qu'un loup blessé était une proie facile, est-ce que le reste de la meute aurait le temps de se tenir de manière plus défensive ?

La crainte de l'alpha empirait à chaque foulée, ça empestait le sang de loup ? La blessure devait être bien plus grave que ce qu'elle aurait penser. Elle n'avait pas besoin de donner d'ordre, sa fille ainée saurait quoi faire, elle resserrerait les rangs autour du loup blessé, et ils n'attaqueront pas, néanmoins elle savait qu'un loup blessé était une proie facile, est-ce que le reste de la meute aurait le temps de se tenir de manière plus défensive ? Et filait droit sur l'archère, néanmoins elle avait une stratégie que les simples loups n'avaient pas, elle n'avançait pas en ligne droite et avait le regard concentré sur la femme, une elfe, certainement, s'arrêtant à une dizaine de mètres de cette dernière. Elle était le rempart entre les siens et la chasseresse.

Elle posait ses yeux bleus, un regard presque humain et particulièrement intelligent, propre aux races supérieures. Le regard d'Aeter était lourd de signification, elle ne cachait pas la pitié qu'elle avait pour cette femme, ni même son immense déception. Puis elle évoquait une menace absolument pas dissimulée, néanmoins aucune trace d'agressivité dans le ton de la thérianthrope, bien au contraire.

- Tire une autre de tes flèches et je te briserais l'échine. Retourne d'où tu viens étrangère, il n'y a rien pour toi ici. Elle n'ajoutait rien de plus pendant quelques secondes, son destin ne dépendrait que d'elle.

La principale règle des Vaelstraz était l'âme de la forge, une manière bien particulière de se comporter et de vivre, avec droiture et honneur. Et une des règles disait de ne pas tuer les bipèdes sans y être obligé. Néanmoins, son cœur de loup lui hurlait de prendre sa vengeance, mais elle s'y refusait.

- Est-ce que cette louve à causer le moindre dommage chez-toi ? Est-ce qu'elle aurait blessé l'un de tes pairs ? Ou t'es tu contenté de l'attaquer gratuitement comme ton peuple en a l'habitude ?

Le ton accusateur de l'alpha, mettait l'elfe au-devant de ses responsabilités. Le clan des hommes n'apprendra donc jamais toutes les races étaient les mêmes..

Continuant d’avancer pour traquer ma proie, je découvrais à travers les branchages et frondaisons d’épineux que de nombreux loups venaient de rejoindre et encercler l’objet de ma convoitise. Je jurai intérieurement en constatant leur nombre. Ces animaux étaient bien conscients de la menace que je représentais, mais plutôt que de me traquer en retour, ceux-ci se contentaient de défendre l’un des membres de la meute. Et je ne comptais pas m’en prendre à toute une meute. Ç’aurait certainement été suicidaire d’une part, et des morts inutiles d’autre part. Seul l’un d’entre eux devait mourir, et par mon tir manqué, je l’avais d’ores et déjà désigné.

Mais mon attention fut bien vite détournée du regroupement par les bruissements croissant qui se rapprochaient sur ma gauche. Je pivotai sur moi-même et bandai mon arc, dressant ma flèche droit devant moi. Mon regard se posa alors sur un loup en pleine course, plus imposant encore, à la fourrure noire et argentée. La bête, plutôt que de me sauter à la gorge comme je m’y attendais, stoppa sa course en s’interposant entre moi et ce qui devait être sa meute. Mes prunelles écarlates croisèrent ses yeux d’un bleu électrique. Son regard débordait d’une intelligence qui était bien plus qu’animale, qui avait quelque chose d’envoûtant. Et à ma grande surprise, l’animal se mit à me parler.

La menace n’était pas dissimulée, et réelle. Je baissai mon arc, flèche pointée vers le sol, et relâchai la tension que j’exerçai sur la corde. Non pas que je m’estimais incapable de l’abattre, mais je comprenais que j’avais fait preuve d’un bien mauvais jugement à l’égard de cette meute. Il ne s’agissait pas de créatures magiques, mais de thérianthropes. Je n’avais pas eu l’occasion d’en croiser beaucoup malgré mon âge avancé ou le fait de vivre à Eïlynster ; et de ma vie passée à Ikhyld, je n’avais jamais rencontré de thérianthropes canidés, mais une majorité d’aviaires.

Cependant, les rares thérianthropes que j’avais pu rencontrer préféraient de loin adopter leur forme humaine ; et de ce que j’en déduisais des mots de la louve, ceux vivant dans ces contrées reculées n’étaient guère accoutumés à fréquenter nos civilisations et nos coutumes, autrement que par le fait d’être chassés. Vu la proximité de cette région avec le royaume Teïderien, je comprenais aisément pourquoi. Aussi, de quelques gestes calmes, je rangeais ma flèche dans son carquois, me contentant de garder mon arc en main.

“Un cerf ou un lièvre causerait-il la moindre blessure chez les tiens ? Pourquoi chasser quand des peuples intelligents comme les nôtres peuvent vivre d’agriculture et de plantations ?” J’adaptai mon vocabulaire. “Je comprends ta colère, femelle, mais ne te méprends pas. Mon acte n’est pas gratuit, il obéit à la tradition et aux valeurs qui font l’esprit et la force de ma meute. Je suis certaine que tu peux le comprendre.”

Je continuais de soutenir son regard, inclinant mon buste en signe de respect.

“Je m’excuse d’avoir manqué mon tir femelle, j’avais pour désir de l’abattre sans souffrance. Et si j’avais su que vous étiez de nobles thérianthropes, jamais je n’aurai osé vous prendre en chasse.” Mon ton se voulait parfaitement sincère, à l’image de mes excuses. Je me redressai lentement. “Néanmoins, je ne peux me résoudre à quitter ces lieux sans ma proie, et ton semblable m’appartient désormais. Laisse-moi faire mon office et abréger ses souffrances sans tarder, femelle. Il sera fait grand honneur à son sacrifice, sois-en certaine.”

La louve se détendit en observant la femme baisser son arme, néanmoins, Aeter restait sur ses gardes, certains bipèdes étaient parfaitement capable d'attaques éclairs. Néanmoins, elle décidait de faire confiance à cette femme, dont elle ne pouvait pas voir le visage, elle était floue dans sa tête comme l'étaient tous ceux qu'elle regardait à présent, ainsi bien qu'elle avait les yeux sur elle, c'était comme si elle ne la regardait pas vraiment comme si elle voyait au travers.

- Contrairement aux tiens, nous prenons uniquement ce qui nous est vital, pas de forêts rasées ou de troupeaux chez-nous, bipède. Elle posait une nouvelle fois ses yeux dans ceux de l'elfe. Il n'y a pas de colère, une profonde tristesse pour ma fille tombée à cause de la main de l'homme. Mais le mal est fait.

Elle mettait ainsi terme à cette conversation qui n'avait aucun sens pour elle et s'écartait dans un signe d'abandon, néanmoins elle gardait sa dignité, quand elle revenait vers sa meute, qui s'était naturellement écartée de la louve blessée, qui s'était allongée sur le sol, personne n'était en mesure de la guérir. La seule solution aurait été de lui briser la nuque, ou de la laisser pour des monstres plus grands. Le nord n'avait aucune pitié ou les faibles.

- Fait donc ton office bourreau, son âme nous reviendra, de toute manière. Et libre à elle de se venger dans l'autre monde.

Elle préférait laisser le temps au temps, mais elle savait bien que cela faisait partie de la vie, elle s'occupait d'éloigner les autres loups, qu'ils ne voient pas cette scène macabre. Elle observait les adultes entraîner les louveteaux dans des jeux pour leur faire passer la peur. Néanmoins, en tant que mère elle ne pouvait laisser sa fille seule à cette étrangère.

La louve priait deux lunes, sa meute, et son envie de se fondre dans la nuit, l'aria de la nuit entamait ainsi une prière au ciel dans la langue des loups, son hurlement se réverbérant dans la plaine, mais qui l'entendrait ? Étais-ce pour que Vaelstraz ouvre ses portes à la défunte une dernière fois ? Aucun autre membre de la meute ne voulait la couper, pas même Arman. Le chant de la louve durait de longues minutes de longues minutes à sentir sa tristesse, et lorsqu'elle se taisait, ce fut uniquement parce qu'elle n'avait plus de souffle.

Aux derniers mots de la louve, saisissant toute la gravité et la tristesse qu’elle éprouvait, je préférais garder le silence. Je n’allais pas méditer sur l’éventualité d’une vengeance outre-monde. Tous, autant que nous étions, finissions par retourner à la magie - Mère de toutes les créatures. Et c’est dans la lourdeur de ce silence moribond que je marchais derrière la thérianthrope. Est-ce que je regrettais mon acte ? Pas le moins du monde. Ma proie avait joué de malchance, c’était ainsi. J’étais néanmoins heureuse que l’imposante mère de la meute ne s’interpose pas plus entre ma proie et moi. Il n’y avait pas nécessité de faire couler plus de sang.

Le reste des loups s’était dispersé et éloigné. Tant mieux, ils n’avaient pas besoin de voir l’une des leurs rendre son dernier souffle. Je m’approchais de la louve blessée, restant malgré tout sur mes gardes vis-à-vis de sa génitrice. Elle pouvait très bien profiter de mon acte libérateur pour m’attaquer par derrière. Rien n’était jamais acquis avec les êtres dotés d’intelligence supérieure. Je mettai genou au sol, puis déposai mon arc à mes côtés pour m’emparer de la dague glissée à ma ceinture. J’amenai ma main libre se glisser dans la fourrure épaisse de l’animal, avant de prononcer une incantation.

“De la douleur tu es indigne. Puisses-ton âme trouver le repos,” murmurai-je d’une voix presque imperceptible, d’autant plus que la grande louve hurlait à la mort dans un cri déchirant de tristesse. Je sentis la magie diffuser depuis la paume de ma main pour s’insuffler dans le corps de la louve au pelage flamboyant et faire taire toute douleur. Qu’il était bon de pouvoir parfois laisser libre cours à ma magie, bien loin d’Eïlynster, et ce malgré ce contexte sordide. Puis, ma dague se chargea de libérer l’âme de ma proie. Finalement, ce trophée avait un goût bien amer.

Une fois la silhouette de la thérianthrope totalement inerte, je prenais le temps de retirer ma flèche et ma dague des chairs de ma proie, laissant le sang lentement s’épancher sur le sol, pour m’approcher de la mère à qui j’avais arraché une fille. J’attendais qu’elle cesse de hurler pour prendre la parole.

“En t’arrachant ton enfant, je te suis désormais redevable femelle. Aussi, si toi ou les tiens venaient à être menacés par des bipèdes venus du Sud, tu pourras venir me trouver à Eïlynster. Je chasserai ces hommes pour toi et épongerai ma dette dans leur sang. Mon nom est Naruhen, l’elfe aux yeux rouges.”

Elle avait pleuré sa tristesse suffisamment longtemps, la meute se relèverait comme elle l'avait toujours fait depuis des siècles, l'âme de sa fille retournerait à la forge de Vaelstraz, alimentant cette dernière jusqu'à la fin des temps.. Elle aurait aimé y croire, une nouvelle fois, mais son cœur au fil des années s'emplissait d'une colère aveugle et lourde envers ces maudites races. Était-ce la mère qui parlait ou la louve ? Elle l'ignorait.

Quand l'elfe revenait à elle, la louve détournait la tête, elle ne pouvait pas regarder le bourreau de son enfant dans les yeux, elle se contentait de fixer sa meute qui s'ébattait presque joyeusement plus loin. Elle comptait et remarquait qu'il en manquait quelques-uns et ça l'inquiétait.

- Aeter, elfe aux yeux rouges.

Bien qu'elle ne pouvait réellement le voir, néanmoins la louve se détournait rapidement de cette dernière. Il fallut attendre quelques minutes qu'une louve ou plutôt qu'une bipède s'approche des deux, une jolie blonde aux cheveux tressés et aux bras tatoués de motifs tribaux, vêtue de cuir fourré et de tissu bleu, apparaisse. Elle prenait parole, avec un accent nordien moins marqué que celui de la louve argentée. La jeune femme blonde glissait ses mains dans la fourrure noire et argentée de sa mère, cette dernière répondit à ses caresses d'un battement de queue.

- Raeven est en colère, je l'ai fait s'éloigner du reste de la meute.
- Sa colère est légitime, mais n'a rien compris à ce qu'elle a appris au cours de ces deux derniers siècles, le temps l'apaisera, Ran.

Néanmoins, elle ne dut pas attendre longtemps avant de voir la louve noir arrivé, poil hérissé, crocs visibles. Elle prenait rapidement la parole. La tension devenait palpable, mais l'alpha obstinait à la colère de sa fille un grand sang froid. Les deux louves n'étaient pas loin de régler leurs soucis en ce battant. La haine profonde de la louve noire s'amplifiait quand elle posait ses yeux violets sur l'étrangère.

- Réclameras-tu vengeance pour elle ou devrais-je le faire ? Agis ou je brise l'échine de cette étrangère.
- Tu réclames vengeance ? Accomplis-la toi-même, mais n'entraîne pas la meute dans ta folie ! Mais je n'ai pas le cœur à pleurer une autre de mes filles aujourd'hui. Cette femme sent la même odeur que Rakiel lorsque je l'ai trouvée et m'a parler du même pays, c'est un clan particulièrement farouche et puissant. N'oublie pas que si nous tuons un bipède, les leur viendront sur nos terres pour nous tuer, et nous détruire.
- Qui te dis que ce n'est pas cette traîtresse qui l'a emmenée ici ? Tu connais ces sous-races, toujours à trahir ceux qui leur tendent la main.

Aeter se contentait de lâcher un profond soupir, visiblement Raeven avait accumuler toute la force de caractère qu'il manquait à Ran, et était toujours particulièrement difficile à contenir. Et être défiée par son propre sang blessait le cœur de la louve une seconde fois. Mais elle savait que la femelle noire ne valait pas un quart de ses soldats, autant en valeurs morales qu'en force.

- Dois-je te rappeler que tu as mis des jours à traquer un des leurs qui n'avait même pas vingt printemps ? Mais je t'en pris défie-la, je ne donne pas cher de ta peau, ça te mettra du plombs dans la cervelle. Le ton de la louve était à présent particulièrement agacé, elle n'aimait pas être mise en doute.

La suite n'appartenait qu'à sa fille, qui plutôt de se heurter à un bipède qui lui semblait finalement bien trop imposant préférait bondir sur sa mère, mais néanmoins elle se fit bien accueillir, et il ne fallut pas plus de quelques secondes pour permettre à Aeter de la mettre sur le dos en position de soumission, cou et ventre à sa merci.

- Cette femme à plus de loup que toi. Ce qui pouvait être considéré comme une insulte pour la louve.

En guise de seule réponse, l’imposante louve me laissait son nom. L’adage voulait que “qui ne dit mot consent”, aussi j’estimais son absence de réponse claire comme une acceptation de ma dette d’honneur. J’esquissai un bref acquiescement en opinant du chef, puis commençai à marmonner en langage elfique une longue incantation aux allures de litanie dont le vent des terres sauvages emporta les mots. Au terme de celle-ci, qui dura une vingtaine de secondes, je tendais ma main désarmée en direction de la dépouille de la louve.

Une sphère noire de quelques centimètres de diamètre se forma en lévitation dans l’air, grossissant à vue d’oeil jusqu’à atteindre un diamètre de cinq mètres en quelques secondes, englobant le corps inerte. Puis, le trou noir s’effondra sur lui-même jusqu’à totalement disparaître, emportant avec lui ma proie qui ne souffrirait ainsi pas de la décomposition durant le voyage retour ; ni moi de son poids. Cette tâche accomplie, je reportais de nouveau mon attention sur Aeter. Posant un genou à terre, je m’inclinais une nouvelle et dernière fois pour la saluer.

“Je m’en vais à présent, grande louve, et tu ne me reverras sur ces terres que pour honorer ma dette. Puisse…” Mon regard comme mes mots s’arrêtèrent sur l’humaine aux cheveux blonds. Juste le temps de délivrer une information qui risquait d’avoir une grande incidence. L’un des loups était en colère. Comment le blâmer ? D’ailleurs, l’approche d’un autre loup au pelage noir provoqua chez moi la contraction de tous mes muscles. Je me tenais sur le qui-vive en me redressant. Mon regard vermillon croisa celui mauve de la louve aux babines retroussées. Instinctivement, ma main gauche s’était resserrée plus ferment autour du bois de mon arc.

Je suivais avec grande attention l’échange qui eut lieu entre les deux femelles, prête à bondir si nécessaire pour esquiver une éventuelle attaque de cette Raeven. Mais cette dernière, à ma grande stupéfaction, préféra s’en prendre à sa mère ; laquelle la maîtrisa bien rapidement. Je n’avais cependant pas manqué de noter que ces loups avaient déjà eu à faire avec ma nation. J’ignorais qui était cette Rakiel - ce nom ne m’évoquait absolument rien. S’agissait-il d’un thérianthrope exilé en Eïlynster ? En tout cas, cette Raeven semblait la considérer comme une traîtresse à sa meute. Il y avait-il un risque que cette Rakiel puisse aussi trahir Eïlynster à l’avenir ? L’hypothèse était à considérer, aussi je prenais la parole, m’adressant en premier lieu à la louve dominée.

“Je ne compte pas priver ta meute d’un autre de ses membres, femelle, mais je ne te refuserai pas ta vengeance si tu la désires.” Mon regard bascula vers Aeter. “Si aucun autre de tes loups n’a le désir de réclamer mon sang et ma vie, je compte partir. Mais avant, j’aimerai que tu me parles de cette Rakiel qui semble provoquer la dissension parmi les tiens.”

La louve ne put se retenir de faire un léger écart devant la curieuse magie de l'elfe, elle n'y connaissait pas grand chose et cette dernière provoquait toujours un léger sentiment de peur, quelque chose d'instinctif, au même titre que les armes crachant le tonnerre.

Cependant, après qu'elle arrêta son impudente fille, elle la relâchait cette dernière ne demandant pas son reste et s'enfuyait en lâchant un couinement sonore.

- Rakiel - bien que j'ignore son nom de bipède - est une enfant-renard que j'ai recueillie il y a environs vingt-cinq ans, après qu'elle ait été abandonnée par les siens, la traitant comme l'un de mes enfants, elle prétendait être là pour un rite et qu'elle avait besoin d'apprendre certaines choses, ce que j'ai fait. Je l'ai gardée un an sous ma protection en lui enseignant tout ce que je savais avant de la ramener non loin du Grand-Mur. Vous avez pratiquement la même odeur, l'odeur qu'ont les combattants et les gens déterminés à survivre, es-tu de ce clan vivant de l'autre côté du Mur ?

Le regarde de l'aînée brillait de curiosité, comme elle ne connaissait rien de ce peuple elle était presque avide d'en savoir d'avantage, elle s'allongeait visiblement déterminée à en apprendre d'avantage, la jeune femme blonde venant s'asseoir contre elle, continuant à caresser la tête de sa génitrice.

- J'ignore ce qu'elle est devenue à présent, mais je ne doute pas de ses capacités, c'est une chasseuse et une traqueuse hors pair, même dans notre meute elle trouvait difficilement son égal. Qu'importe ce qu'elle est devenue à présent, je sens qu'elle est en vie et cela me suffit. Elle n'a fait que respecter notre contrat, je n'ai donc aucune raison de la considérer comme une traîtresse.

Elle observait d'un œil tranquille les autres loups s'approcher bien que plutôt méfiants, mais étonnamment bien moins menaçants que la louve noire. Les seuls autres loups osant s'approcher étaient les louveteaux dont les deux plus gros respectivement une grise et un mâle blanc faisaient à peine la taille d'un mouton, les trois autres venant s'ennuyer leur mère, pendant que les deux plus grands avait entrepris de renifler cette étrangère. Étonnamment, Aeter ne semblait pas s'y opposer.

- Ce n'est cependant pas la première à avoir cette odeur qui est venue se perdre sur notre territoire.. Avec plus ou moins de réussite. Il semblerait que les bipèdes ne soient pas si insensibles au froid que nous.

Elle avait dit cela avec une certaine gêne, comme si c'était de sa faute, alors qu'il ne s'agissait là que du climat, que les voyageurs avaient tendance et sous-estimer. Elle regardait ainsi longuement la femme pour être sûre de ne pas avoir dit de bêtise.

- S'ils mordent, il faut gronder. Disait-elle alors qu'elle-même se faisait tirer une oreille et la queue. Elle levait soudainement une oreille en entendant un coup de tonnerre. Nous avons une cache non loin peut-être pourriez-vous nous y retrouver ? Il sera plus commode de continuer cette conversation au sec que sous la tempête. Et les loups savaient que c'était un hommage rare.

J’écoutais la réponse que la grande louve apportait à ma question, relâchant la poigne de ma dague dès que sa fille aux désirs revanchards s’était éloignée. Je croisais mes bras sur ma poitrine, m’imprégnant de chaque mot, à la fois rassurée de savoir que cette Rakiel était l’une des nôtres depuis toujours, et contrariée d’apprendre qu’elle avait bénéficié d’une aide extérieure pour l’accomplissement de son rite vers l’âge adulte.

Je ne bronchais que peu en voyant les deux louveteaux d’une taille plus modeste, bien qu’assez imposante, s’approcher de moi avec méfiance. Par contre, il était évident que je restais sur mes gardes, fixant un point du paysage à quelques mètres de là pour m’y téléporter si jamais les choses venaient à dégénérer. D’après l’attitude de la grande louve, j’en doutais, mais on ne survivait pas sur ce continent en laissant sa vie au bon vouloir des autres. Mais finalement, je finissais par lui donner réponse quant à ma patrie d’adoption.

“En effet, femelle, j’appartiens bien au clan vivant au-delà du Mur, même si ce n’est pas mon pays d’origine. Je suis née il y a plus de six cents ans dans des terres se trouvant bien loin, au-delà de la mer qui entoure ce continent. Et pourtant, je considère ce clan comme ma seule et véritable famille. Quant à ceux de mon clan qui sont venus se perdre et mourir ici, le rituel de passage à l’âge adulte exige qu’un jeune survive un mois dans la nature, par ses propres moyens. S’il succombe, c’est qu’il n’était pas digne de servir mon clan. Les faibles n’ont pas leur place derrière le Grand-Mur,” lui racontai-je tout simplement, avec un ton très détaché qui ne souffrait d’aucune forme d’empathie à l’égard de ces êtres disparus.

Le tonnerre gronda au loin, et tournant mon regard vers son origine, je distinguais les lourds et épais nuages qui roulaient sous la voûte céleste, portés par le vent qui soufflait de plus en plus fort. Je ne devais pas tarder à partir au risque de finir trempée et gelée jusqu’aux os. Après tout, Aeter n’avait pas totalement tort. Nous n’étions pas naturellement faits pour survivre dans des terres aussi hostiles et au climat si dur. Pourtant, la surprise fut grande, et sincère, lorsque l’imposante louve m’invita à rejoindre la cache de sa meute. Ma méfiance monta de plusieurs crans. Cherchait-elle à me piéger au coeur de sa meute pour me faire payer mon affront ? Ou avait-elle simplement déjà accepté que l’une de ses filles était morte de ma main ?

Malheureusement, la tempête qui se préparait s’annonçait particulièrement violente, et je n’étais pas suffisamment familière de cet endroit pour me risquer à y errer en quête d’un potentiel abri. Finalement, tout me poussait à devoir imposer ma présence à cette meute plus que de raison.

“Je te suis femelle.”

- J'ignorais qu'il y avait quelque chose au-delà de l'étendue salée. Quant à ton clan, je serais ravie d'en apprendre d'avantage.

En voyant que l'elfe était prête à la suivre, elle lâchait un profond hurlement, puissant, qui faisait vibrer tout son corps, prévenant ainsi la meute de rentrer. Et tous obéissaient, elle était en quelque sorte la voix de la raison du groupe de loup. Après de longues minutes de marche, ils finissaient par se retrouver sur les flancs d'une falaise face à une entrée parfaitement dissimulée. Il n'y avait rien d'étonnant à ce que les thérianthropes se cachent.

Un homme gardait l'entrée observant avec une attention toute particulière l'étrangère, il avait un physique plutôt impressionnant, pratiquement deux mètres, possédant une armure de cuir fourrée, bien qu'il semblait plutôt bien armé, il n'y avait aucune menace en lui, mais il attirait tout de suite les louveteaux à lui, en soulevant les plus grand un sous chaque bras pour les plus grands.

- Qu'est-ce que vous avez chassé aujourd'hui mes chers petits ? Les petits répondirent en cœur que c'était une elfe cette fois-ci, bien entendu, il était plus question d'une chasse sensorielle que de tuer qui que ce soit.

Une fois rentré à l'intérieur, il y avait plusieurs loups sous leurs formes humaines, discutant, le couloir sentait le charbon et une odeur de foyer encore fumant. En fait ça ressemblait à n'importe quel foyer, un endroit où l'on avait envie d'être en quelques mots, tout avait été taillé dans la roche et les murs et le sol avait été recouvert de fourrure et de tentures. Les quelques loups qui étaient sous leurs formes humaines laissaient leurs armes à l'entrée, et d'autres étaient exposées au fond de la salle.

- Je vous laisse vous occuper de notre invitée, Arman, Ran. Ma seconde peau me démange. Traiter là comme l'une des nôtres. Sans doute était-ce une manière détournée de dire qu'elle avait besoin de changer de forme.

Cette meute aurait pu ressembler à n'importe qu'elle famille, avec ses enfants qui couraient en tous sens et ses codes. Aeter les avait laissés à l'entrée d'une grande pièce dans laquelle brûlait un feu, les murs étaient recouvert de tentures et le sol de fourrure, ça ressemblait à une pièce de vie. Les deux thérianthropes s'asseyaient en tailleur, invitant l'elfe à en faire de même.

- Vous ne devriez pas autant vous méfier de nous, nous n'avons pas grand chose à voir avec les autres peuples de ces terres, nous sommes finalement les mêmes derrière nos apparences de loups. Et si ça peut vous rassurer nous n'avons jamais manger d'humains. Je suis néanmoins surprise de la voir vous faire aussi facilement confiance. La blonde tentait de se montrer chaleureuse envers cette curieuse elfe, elle avait un accent bien moins marqué que les autres et semblait avoir vu le monde.
- Même si nous l'avons tous entendu pleurer, elle montre qu'elle est capable de pardonner et de voir le bien qui se trouve dans chaque être, n'est-ce pas ? L'homme s'adressait à la femme, ses yeux ambre ne cillant pas face à sa question, il n'y avait aucune trace de malice en lui. Juste qu'il voulait s'assurer que cette dernière ne cause pas d'avantage de mal à la meute.

Lorsque Aeter réapparaissait, se fut sous sa forme humaine, qui tranchait singulièrement avec son apparence de loup, elle était vêtue dans le même genre de tenue que les deux autres. Elle était moins massive que son compagnon et dénotait à côté, elle semblait fragile et moins imposante - bien qu'elle mesurait pratiquement un mètre quatre-vingt. Elle avait néanmoins une attitude de guerrière comme chacun d'entre eux, mais son regard trahissait un mal-être profond, celui des vétérans qui en avait assez de se battre.

- Je suppose que tu dois te demander pourquoi je t'ai conduite ici, je suppose ? Elle s'installait aux côtés de l'homme, faisait face à la chasseuse. C'est autant dans l'espoir d'enseigner à mes enfants le pardon, que la colère ou la haine ne ramène pas ceux que nous perdons à la vie. Et que la vengeance est inutile. Les mots de la louve étaient sages, et clairement, on ne pouvait pas s'attendre à autant de clairvoyance de la part d'un soit disant peuple barbare du grand nord. Ce n'était qu'un simple accident, et j'ai l'espoir qu'un jour, les Hommes et les loups parviendront à trouver un terrain d'entente.

Cependant, elle ne ressemblait pas à tous ces idéalistes, elle savait qu'elle ne connaîtrait pas cette paix de son vivant, et que ça appartiendrait à ses enfants de construire une paix durable. Elle jetait un œil aux louveteaux qui s'était rassemblés et rapidement endormis les uns sur les autres, à cet instant elle dégageait quelque chose de très maternel.

- J'ai un grand respect pour ton clan, nous avons été quelques fois aidés par les tiens lorsque nous étions acculés par les chasseurs de Teïder. Et je retrouve finalement beaucoup de similitudes entre nos deux clans. Nous sommes peu et unis, ressemblés autour de croyances et de rites pratiquement millénaires. Bien que nous n'ayons pas la prétention d'être aussi puissants.

Forme humaine Aeter:

Arman:

La tempête approchait à grande vitesse, me rappelant que la météo était toujours capricieuse et changeante en montagne. Aeter me guida le long d’une sente rocailleuse, particulièrement escarpée jusqu’au flanc d’une falaise. Un homme, d’apparence humaine tout du moins et me dépassant d’une bonne tête, se tenait là. Il était de bonne stature et me paraissait bien armé ; mais rien dans son attitude ou son regard ne me laissait le voir comme une menace. Il gardait l’entrée de ce qui semblait être le repaire de cette meute.

En y entrant, je découvrais une grande caverne creusée à même la roche, tapissées de peaux et tentures qui donnaient chaleur à l’ensemble, rendant le lieu moins austère. Il y avait là nombre de thérianthropes, une bonne partie se tenant sous forme humaine, dont beaucoup stoppaient brièvement leurs conversations pour m’observer d’un regard curieux, avant de reprendre leurs discussions comme si de rien était. L’endroit sentait le bois brûlé du foyer incandescent et surtout - pour moi - ça sentait le loup. En bref, les lieux étaient imprégnés d’un fort esprit de famille et d’unité, au sein duquel je me sentais particulièrement étrangère.

Imitant les thérianthropes, je m’asseyais à mon tour sur les peaux disposées au sol, abaissant ma capuche et tournant mon regard vers la jeune Ran qui s’adressait à moi, puis vers Arman lorsqu’il prit la parole. Je ne pouvais qu’acquiescer à ses propos. L’homme dégageait une sorte de force tranquille, ce qui n’était pas pour me déplaire.

“Je ne tiens pas à vous offenser. La méfiance est une seconde nature chez moi et mon clan. Et détrompez-vous, derrière vos apparences de loups et la propension qu’ont les autres peuples de qualifier les habitants des terres sauvages de barbares, vous êtes bien meilleurs que nombre d’êtres civilisés. Aeter a su faire preuve de sagesse et d’honneur dans ses décisions aujourd’hui. Je regrette cet accident qui a privé votre meute de l’une des vôtres, nous ferons grand honneur de son sacrifice.”

J’avais l’impression de me répéter, mais je ne voulais pas laisser le doute ou l’incompréhension s’installer dans les esprits. Mon acte n’avait pas été le fruit de la cruauté ni de la gratuité. Ce fut sur ces mots que la femelle alpha revint, sous son apparence humaine. Je dus bien évidemment attendre qu’elle prenne la parole pour réaliser qu’il s’agissait de l’imposante louve. Je la détaillais du regard avec plus de profondeur et de curiosité. Elle faisait approximativement ma taille, et son regard continuait de briller de cette même force de caractère dont elle avait fait preuve auparavant.

“Je partage ta volonté et ton espoir grande louve. J’espère pouvoir profiter des quelques siècles qu’il me reste à vivre pour parvenir à faire avancer cette cause, et je suis contente de savoir que ton clan et le mien peuvent s’unir pour combattre ces fanatiques de Teïderiens.”

Je plongeais mon regard dans le sien, y lisant une certaine lassitude. Était-ce en raison des combats perpétuels comme pouvait le laisser penser son attitude clairement rompue à la martialité, ou simplement le deuil de sa fille perdue qui se poursuivait ? Je ne pouvais rien en savoir et ne comptait pas lui faire l’injure de la remarque. Un claquement sec et fort résonna contre les murs de la caverne, le tonnerre grondant de plus belle après ce qui devait être un impact de foudre assez proche.

“Nous ne sommes pas un clan puissant, Aeter, comparé aux autres nations de ce monde. Mais nous sommes très certainement le plus farouche et le plus uni qu’il soit. Et à défaut d’être respectés par nos ennemis, nous sommes redoutés. D’ailleurs, puisque nos clans sont si semblables, pourquoi ne choisirais-tu pas de nous rejoindre ? Les tiens y seront traités avec le respect et les honneurs, le climat y est bien moins rude et ta meute y serait bien plus en sécurité.” Cette question relevait plus de la curiosité que d’une véritable tentative à les inviter à rejoindre les rangs d’Eïlynster.

- Que comptez-vous faire de notre fille d'ailleurs ?

L'homme n'avait pas décroisé les bras, il était certainement le plus tranquille de la meute, mais aussi un des plus sensibles, Aeter faisait généralement tourner la meute selon ses idées, mais lui aussi avait le droit à son petit moment.

- En réalité, nous ne combattons personne ou du moins seuls ceux qui nous menacent une fois que le dialogue ne fait plus ses preuves, mais jamais nous irons tuer qui que ce soit gratuitement.

Elle se tournait ensuite vers son compagnon.

- Qu'en penses-tu Arman ?

La voix de la thérianthrope avait questionné avec une grande douceur qui correspondait à la chaleur de leur tanière, il y faisait étonnamment bon grâce au foyer et aux dizaines de fourrures étendues sur les murs ou le sol.

L'homme se grattait l'arrière du crâne d'un air assez gêné, sans doute ne voulait-il ni mettre sa compagne ni leur invitée dans l'embarras. Il allait devoir endosser le mauvais rôle cette fois-ci.

- Je ne me sens pas comme la personne la plus appropriée pour parler au nom de tout le clan, Aeter. Je suppose que cela serait compliqué, non ?

L'Alpha approuvait d'un signe de tête lent. Elle gardait les yeux clos quelques secondes, choisissant ses mots avec une attention particulière.

- Il faudrait réunir toutes les meutes, cela prendrait des mois. Ce n'est pas une décision qu'un simple chef de meute peut prendre. Dans le grand nord, chaque voix compte, et la décision finale ne me revient pas. Néanmoins, je répondrais à ton questionnement d'un point de vue purement personnel.

En somme, elle verrait la prochaine fois qu'ils retourneront dans le nord, pour tâter le terrain.

- Les Vaelstraz ont su se débrouiller pendant des millénaires seuls, jamais nous n'avons quémander la sécurité de qui que ce soit, ni même une simple aide puisque nous sommes auto-suffisants. C'est notre fierté qui nous a empêcher d'aller mourir dans des batailles qui n'étaient pas les nôtres, nous savons où mènent les guerres des bipèdes, et nous savons que ce n'est pas la voie qui mènera à la paix.

Il n'y avait aucune trace d'énervement dans la voix de la thérianthrope, elle se contentait d'exprimer son point de vue sans l'imposer à son invitée.

- Ma meute peut fournir des biens matériels, armes, fourrures, acier, mais pas de soldats - si ce n'est ceux qui le désireront. Et je ne demanderais rien de plus à ton peuple que de ne pas venir nous massacrer. Ce qui me semble être un marché des plus corrects.

Ainsi pour elle il ne s'agirait rien de plus que d'une alliance, concernant sa meute en tout cas, et l'elfe n'aurait qu'à accepter, si elle refusait elle passerait juste à côté d'armes de haute facture, d'acier de qualité et de fourrures rares. Et bien entendu elle n'en ferait pas une histoire si la femme refusait, mais ce refus serait définitif.

Elle observait distraitement un des louveteaux, un de ses petits derniers, le plus petits de la portée - de la taille d'un gros chat -, blanc comme neige, se traîner jusque sur les jambes de l'elfe, encore tout ensommeillé, lâchant un bâillement avant de se rendormir sans plus de cérémonie.

A la question du thérianthrope sur le devenir futur de sa défunte fille, je faisais le choix de garder le silence quelques secondes, affrontant le regard de l’homme en inclinant légèrement la tête.

“Je pense qu’il serait indécent de répondre à votre question, Arman,” répondis-je simplement, n’ayant pas le désir de lui révéler que je comptais dépecer ma proie pour en retirer viande et fourrure.

Puis, j’écoutais ensuite avec une attention et une curiosité non dissimulées les échanges entre les deux chefs de meute, si l’on pouvait dire. Je me doutais bien quand j’avais posé la question que la réponse à celle-ci ne serait pas simple, que ce soit d’un point de vue purement logistique, mais aussi culturel. Les raisons qu’invoquait Aeter se voulaient on ne pouvait plus plus légitimes, et il était vrai qu’il était malvenu quelque part de leur demander de prendre les armes pour une nation qui n’était pas la leur.

“Je partage ton point de vue, Aeter. Si nous le pouvions, je suis sûre que notre nation ne livrerait pas bataille contre les hommes de Teïder. Mais la guerre demeure le seul langage qu’il comprenne, et il n’y aura jamais de paix avec eux tant qu’ils ne seront pas tous morts. Purement et simplement,” conclus-je avec un fatalisme malheureusement très pragmatique.

Je remarquais qu’au final, entre autosuffisance et fierté, les Vaelstraz n’étaient pas si différents des Eïlynsteriens. Même si bien évidemment, je ressentais comme une forme de déni dans les propos d’Aeter. Qu’elle ne cherche pas à prendre part aux guerres des bipèdes était tout à son honneur, mais je me demandais si elle se doutait qu’un jour, les guerres des bipèdes viendraient à elle. Et plutôt que de lui adresser cette remarque qui pouvait être mal prise, je préférais répondre à sa proposition commerciale.

“C’est une offre très généreuse de votre part, mais ce n’est pas à moi que revient le pouvoir de décision à ce propos. Ma question n’était que simple curiosité. Je tâcherai néanmoins d’informer ma hiérarchie et qui de droit pour ouvrir une potentielle alliance commerciale entre nos deux peuples. Nous n’avons jamais assez d’amis et cela évitera à d’autres de mon peuple de venir chasser sur vos terres,” expliquai-je d’un ton posé et honnête, ne détournant le regard d’Aeter que pour mieux voir le jeune louveteau au pelage blanc se caler sur mes jambes. Presque par réflexe, mes doigts étaient lentement venus caresser et gratter le sommet de son crâne, entre les oreilles.

“Tu as parlé d’autres meutes il me semble. Est-ce que celle-ci ne représente qu’une partie de la tienne ou il y a-t-il plus de clans de thérianthropes rassemblés en une sorte de fédération ?” demandai-je ensuite, véritablement curieuse d’en apprendre davantage sur ces terres.

Arman se contentait de baisser la tête, approuvant les dires de l'étrangère.

- J'ai approché de très près ce peuple, j'ai été horrifiée par ce que j'y ai vu, j'ai vu des hommes rire de l'agonie d'autres, j'en ai vu d'autres brûler comme des torches au nom d'une religion, bien que j'en ignore toutes les ficelles. Nous avons eut de très nombreuses déconvenues avec eux, Ran et Raeven ont toutes deux été enlevées alors qu'elles n'avaient que quelques heures pendant que je chassais, je n'ai pas hésité une seule seconde à mettre ces bipèdes en pièce pour récupérer mes filles.

Elle aurait presque pu s'étouffer de dire cela, elle avait aimé les bipèdes, malheureusement ces derniers craignaient tout particulièrement les loups et elle savait que c'était quelque chose d'ancien et finalement pratiquement définitif.

- J'ai été déçue par Teider, et encore plus par les hommes du sud, Eilynster est finalement la seule nation pour laquelle j'ai un profond respect. J'ai aidé quelques fois certains des tiens alors qu'ils étaient dans des fâcheuses postures et eux sont de nombreuses fois venus nous tirer des griffes des chasseurs de loups de Teider. Je ne te propose pas une alliance politique, mais plutôt une amitié et un profond respect et quelques cadeaux.

On devinait à travers ces mots, la bête qui avait été traquée jusqu'à l'épuisement, une grande fatigue qui se voyait sur son visage.

- Celle-ci ne représente en effet qu'une petite partie de la mienne, nos quatorze enfants, quelques amis. Le gros de ma meute est concentré dans une citadelle au-delà des montagnes, dans le grand nord là où le soleil ne se lève pas durant des mois, une centaine de fiers combattants du nord, sans doute plus. J'ai été choisie par les clans pour gérer Vaelstraz. Néanmoins, je sais qu'un jour nous allons être contraint de prendre parti dans ces guerres incessantes, chaque année les hommes vont de plus en plus au nord, je ne veux pas attendre de trouver une armée devant nos portes pour agir.

Aeter se montrait particulièrement franche, elle avait l'expérience, elle avait vu les hommes faire leurs guerres et elle savait qu'autant entraînés qu'étaient son peuple, ils se feraient balayer comme de la poussière par le vent.

- Je pense que nous avons beaucoup à nous apprendre. Mon père à unifier toutes les meutes du grand nord, c'était un conquérant et un homme cruel, qui ne se basait que sur des vieilles croyances pour imposer un règne de terreur. Vois-tu Ran ou le petit que tu as sur les genoux ? Il n'aurait pas hésité une seule seconde à l'abandonner dans la neige quelques minutes après sa naissance encore couvert de sang, sur la simple superstition de sa couleur de cheveux ou de leur poil. Il t'aurait tué aussi certainement, en prétextant que tu mangerais nos enfants, ou que tu dévoilerais aux tiens la position de cet endroit. Il craignait tellement de se faire assassiner qu'il a interdit les armes à Vaelstraz, mais cachait finalement un but bien plus sombre. Il a unifié les meutes en invitant leurs chefs à venir à sa table, et les a tous tuer, chez nous, bafouant notre loi la plus sacrée.

Elle disait cela avec un certain manque de conviction elle-même qui avait baigné dans ce genre de croyance ne pouvant en croire un simple mot. Néanmoins, elle ajoutait d'un ton plus sombre :

- À la fin de son règne, il voulait brûler vif à l'endroit même de son précédent massacre, les descendants de ses ennemis, il y avait là des enfants qui n'étaient même pas en âge de marcher. Au moment où il hurlait qu'il allait tous les brûler, je lui ai lancé ma lance en pleine tête, encore aujourd'hui cette dernière est toujours figée dans son crâne dans la salle des banquets.

La louve, néanmoins, ne semblait en tirer aucune fierté, elle s'était contenté de faire ce qui était le plus souhaitable pour la majorité, elle-même avait bafoué la loi sacrée, et sans doute qu'un jour elle serait punie pour cela.

- Je suis prête à ouvrir les portes de Vaelstraz aux tiens et de nos caches si un jour vous en avez besoin - sans condition -, néanmoins, j'aimerais m'assurer que ce que j'ai entendu sur ton peuple ne soit pas que des mensonges. Je te confie donc une de mes filles, qui te suivra et qui s'adaptera à vos coutumes, ne t'en fait pas pour elle, les vaelstraza sont de farouches guerrières, elle ne sera pas un poids. Melisande !

Une femme se présentait à l'embrasure de la porte elle avait cette même noblesse sauvage, elle était bien moins fluette que sa propre mère, presque primitive, et on devinait un guerrier farouche et particulièrement déterminé au vu de son regard. Elle possédait des cheveux gris tourterelle parsemés d'autres plus sombres rassemblés en tresse comme les autres femmes du clan et des yeux bleus semblable à ceux de sa mère.

Le louveteau lui se contentait de gazouiller face aux grattouilles expertes de l'elfe aux yeux rouge, ouvrant des yeux bleus un peu timidement en observant par en-dessous la femme, elle avait beau être une étrangère il n'était marqué d'aucune crainte.

- Que dirais-tu d'aller au-delà des terres sauvages de Teider en compagnie de notre invitée ? Tu auras l'occasion d'en apprendre d'avantages en terme de combat, tu as réussi les différents rites de passage à l'âge adulte, tu es la plus qualifiée pour cette tâche.

Aeter avait visé juste, touchant jusque la fierté de sa fille qui se contentait d'approuver d'un signe de tête, et de s'installer à côté de la femme elfe.

- Ce serait une grande fierté, mère. J'espère faire honneur à notre clan. Elle s'inclinait légèrement et respectueusement face à sa génitrice.