”...lignes de communication supplémentaires ici et là, d’après le Connétable il y a du mouvement rapporté aux abords des sections 6 et 8 donc à terme on devra renforcer la surveillance sur la position de Leszek, il aura besoin d’hommes supplémentaires.”

Le Sénéchal Varsaw était assis dans une chaise rudimentaire en bois, se balançant sur les pieds épais tandis que ses bottines s’appuyaient sur un renfoncement du bureau du maire. Ils étaient tous dans la pièce, entrain de discuter pendant que le dirigeant de Valokovichy rédigeait des demandes de réquisition que l’officier et ses hommes étaient venus réclamer. Le bureau était éclairé par des bougies accompagnée par un puit de lumière qui s’engouffrait dans la salle grâce à une verrerie en dôme dans la toiture, c’était bien le seul étalage de richesse que Mihkaï avait relevé depuis son arrivée dans la ville. Le reste était globalement pauvre à faire peur, mais Varsaw n’était pas là pour distribuer des subventions ou aider directement la populace. Il redirigea son regard sur son subalterne qui prenait la parole juste après lui, un homme bien coiffé, qui faisait attention à son apparence malgré sa rude vie militaire et qui avait au moins cinq ou six ans de plus que lui. Commandeur Kela. Un type qu’il n’avait jamais pu encadré à cause de son agressivité envers lui à chaque occasion, et dont le passe-temps préféré était globalement de lui renfoncer chaque échec dans la figure.

”Laisse les courir Varsaw, si on sait qu’ils ont des unités qui bougent dans ce coin il nous suffit de les contrôler, pas besoin de les arrêter.”

”L’avantage vient de l’information, pas de l’action. Mais l’information sert à l’action. Je ne suis pas d’accord. Ce n’est pas un affrontement ouvert Kela. On les laisse faire, ça ne nous rapporte rien de plus qu’on ne peut pas faire maintenant.”

”Le choix que tu fais te coûte l’opportunité de celles que tu ne saisis pas.”

”Parce que tu crois que je n-”

Ils s’interrompirent. Varsaw, Kela, le Commandeur Slawomir, le Sénéchal Kernov et le Maire de Valokovichy redressèrent la tête pour voir à qui appartenait les bruits de pas qui approchaient dans le hall à la sortie du bureau. Il y avait suffisamment de grattes papiers et d’assistants à l’Hôtel de Ville pour que quelqu’un ayant une simple requête ait besoin de venir voir le chef, mais en plus de ça la personne devait avoir été mise au courant que le maire recevait des officiers actuellement donc c’est qu’il s’agissait ou bien d’une urgence, ou bien que la présence de militaires était peut-être également bénéfique à l’objectif de cette personne. Varsaw grinça légèrement des dents derrière son masque d’acier en voyant une religieuse apparaître dans le cadre de la porte. Et merde. La Grande Matriarche Bracyslavara. Qu’est-ce qu’elle foutait dans ce trou paumé? Ainsi, elle avait effectué une ligne droite jusqu’au bureau de la municipalité parce qu’elle était une personnalité conséquente du Royaume, Varsaw croisait les doigts en espérant que la Mère n’ait pas besoin de soutien militaire pour quoi que ce soit qu’elle venait quémander, il avait lui même ses propres opérations en cours, et malheureusement pour lui entre les Commandeurs Kela et Slawomir, il était obligé de reconnaître que se séparer d’un des deux lui serait pénible, et que s’il devait lui-même partir il lui faudrait concéder la suite à Kela. La Grande Matriarche s’approche un peu et s’avance au milieu des cinq hommes, un air déterminé sur le visage.

En écoutant la demande de la Mère du Culte, Varsaw affiche un air contrit derrière son masque, à l’abri du regard de celle qui venait de faire irruption dans la pièce. Des hommes volontaires hein, il lui aurait été possible de simplement lui refiler une paire d’unités du régiment de Kela, puisqu’après tout ces troupes là faisaient partie de l’élite, les meilleurs hommes qu’il avait en dessous de son commandement. Pourtant il en était hors de question, s’il arrivait quoi que ce soit à la Mère, les retombées seraient pour Varsaw et Kernov, il était donc strictement de mise que ce soient des officiers qui se collent à cette tâche. Pour ce qui est de savoir qui… Varsaw tourne la tête, regardant le Sénéchal Kernov en orientant son masque distinctement vers celui-ci pour qu’il sache qu’il le braque, mais il se contente juste de le zieuter en retour, un sourire naissant sur ses lèvres en un rictus presque moqueur.

”C’est mort Varsaw, je suis de faction ici, je ne peux pas quitter la ville. Y’a qu’un de nous deux qui peut quitter le poste et indice, c’est pas moi.” Il avait finit sa phrase en riant presque, le salaud.

Le Sénéchal sent le poids du jugement de Bracyslavara sur lui, il n’a pas besoin de lui faire face pour savoir que la Mère a encore le doigt rivé sur la carte, il l’entends tapoter celle ci de manière impatiente et inflexible, signifiant clairement qu’il lui est hors de question d’attendre quoi que ce soit. Ce qui ennuyait le plus le Sénéchal ce n’était pas la mission en elle-même, en soit il était normal de faire de l’escorte pour certaines personnalités de temps à autres, il fallait avouer cependant que l’idée d’accompagner une femme religieuse dans une mission nécessistant soi-disant une intervention militaire ne l’enchantait pas vraiment. Non ce qui le dérangeait réellement, c’était la probabilité importante que tout ceci ne soit qu’une perte de temps, il doutait qu’une telle relique soit présente dans un village paumé de l’intérieur des terres, même si les bonnes femmes du Culte avaient remonté une information jusqu’aux oreilles de la Mère Supérieure, il fallait admettre que les villageois ont souvent tendance à avoir l’esprit impressionnable et que les faits tout ordinaires deviennent rapidement des histoires impliquant magie, mysticisme et artéfacts anciens ou nécrotiques. Varsaw finit tout de même par se retourner pour regarder tour à tour Bracyslavara et la carte sur le bureau.

”Lyusavichy hein.” Il marmonne de manière à peine audible le nom qui figure sous l’ongle immaculé de la religieuse.

Reportant ensuite son regard sur Kela et Slawomir, il les dévisage machinalement, au fond, il sait déjà ce qu’il s’apprête à dire.

”Kela…”

”Ha ha ha ha ha ha!”

”Kela” Reprit-il agacé. ”Tu prends le commandement de la 4ème en mon absence. Slawomir tu récupère la direction de la moitié du IIème régiment. Commandeur Sabrac prends l’autre moitié en réserve et passe sous les ordres de Kernov.”

”Je gagne les troupes de Kela? C’est Noël en avance.” Le planqué affiche une mine joyeuse, contrairement à Mihkaï.

”On va dire ça.” Il se retourna enfin vers la Mère Supérieure et continua ”Je vais personnellement vous escorter Mère du Culte. Je garanti votre sécurité et la préservation de votre intégrité physique et mentale au cours de cette mission. Je le jure sur ma foi.” C’était murmuré sans grande conviction, presque par automatisme, ce n’était pas sa première mission d’escorte et il n’était pas non plus particulièrement friand de ça.

À vrai dire, accompagner des civils qui ne savaient rien faire de leurs deux mains et qui se contentaient généralement de parasiter les ressources du Royaume sans y contribuer ne l’enchantait guère, mais il allait mettre un peu d’eau dans son vin, il s’agissait tout de même d’une fervente religieuse d’un rang tout particulier, il y avait fort à parier qu’elle ne soit pas totalement empotée non plus. Si Teïder savait bien faire une chose, c’était de placer les méritants au pouvoir, et hormis quelques exceptions au sein des rangs des officiers, c’était souvent vrai. Il se doutait que la Mère devait manipuler quelques magies ou les miracles de la foi en tant que croyante, alors avec un peu de chance, elle saurait quand même être utile si besoin est.

”Bon, je vais apprêter une voiture pour nous conduire à Lyusavichy, nous partons dans vingt minutes, faites apporter vos effets ma Mère.”

Prenant le temps de saluer cérémonieusement la cheffe du Culte, Varsaw prit ensuite congé du Maire de Valokovichy et de ses collègues et subalternes pour se diriger vers les chambres de l’Hôtel de Ville qui l’accueillait lui et Kernov en tant qu’officiers supérieurs. Il ferma la porte derrière lui, attendit quelques instants en surveillant d’une oreille attentive que personne ne le suive, puis, il fit quelques pas vers le mur le plus proche.

”PUTAIN!”

Son poing vola contre le mur en faisant voler le crépi fragile et maussade qui recouvrait timidement les pierres, il accueillit la douleur de ses phalanges écrasées comme une délivrance, un moyen d’extérioriser sa frustration. Rouvrant sa main, il caressa la fracture dans le revêtement, effleurant l’aspérité du bout de ses doigts calleux, il ferma les yeux doucement, se concentrant uniquement sur la sensation physique de la pierre poreuse contre sa peau, respirant calmement, expirant, inspirant. Il souffla tout doucement le contenu de ses poumons, créant un peu de buée contre l’intérieur de son masque qui vint perler sur ses lèvres et réchauffer la peau fébrile de son nez et de son menton. Il était certes frustré, mais il devait se calmer, se dire que ce n’était qu’un contre-temps inopiné, on est en guerre bordel de merde, et on perds du temps et des ressources pour ça! Les civils n’ont aucun bon sens, aucune logique des priorités. La connasse! Elle sait qu’il lui est impossible de refuser en plus, elle le sait, ça a beau n’être qu’une femme, elle est tout de même la Mère suprême du Culte de la Vie donc il était obligé d’accepter… Le vétéran fait le vide dans son esprit, si ça l’énerve toujours aussi passablement, il sait faire la part des choses, tant pis, on fait comme ce qu’on peut, pas comme ce qu’on veut. Il reconstitue rapidement son paquetage, resserre les sangles, vérifie le contenu et la pièce pour être sûr de ne rien avoir oublié malgré sa discipline militaire à ne pas s’éparpiller, sécurise le barda sur son dos et avant de sortir, il rassure la position de son masque sur son visage. Une fois prêt, il descends en bas de l’Hôtel de Ville où les attend une voiture attelée et sur le pieds de départ, il aurait pu préférer délayer un maximum l’heure fatidique pour prendre le temps de coordonner ses troupes et de lever l’ancre plus sereinement, mais la vérité c’est que plus il partait vite et plus vite il reviendrait. À ce stade il souhaitait juste en finir avec cette connerie le plus rapidement possible. Attendant donc devant la carlingue, il patienta jusqu’à ce que les vingt minutes s’écoulent là où la Matriarche passa la porte de l’Hôtel de Ville avec une exactitude ponctuelle. Bien.

”Après vous ma Mère.” Faisant non pas preuve de galanterie mais de la politesse en usage pour s’adresser à la Mère Supérieure, il ouvrit la porte de la voiture et invita Bracyslavara à prendre place à l’intérieur avant de lui emboîter le pas.

Il s’assit dans sa diagonale, mettant le plus d’espace possible entre elle et lui, déjà parce qu’il ne souhaitait pas échanger avec elle dans un premier temps, il s’en fichait bien, mais ensuite parce qu’il tenait à ne pas empiéter sur son espace personnel d’une quelconque façon. Il ne manquerait plus qu’on l’accuse d'indécence, encore plus envers une religieuse. Cette conviction de distance entre les deux voyageurs s’effrita cependant rapidement durant le voyage, car s’il n’avait pas particulièrement envie de taper la discute, l’ennui des huits heures de trajets le gagna inéluctablement. Lorsqu’ils sortirent d’une forêt pour arriver sur une grande plaine désertique, parsemée seulement de marguerites timides qui sortaient à peine des aplats d’herbes, il finit par tourner la tête vers Dame Bracyslavara et lui posa une simple question, entamant la conversation:

”Donc… euh… une pierre qui corrompt les esprits c’est ça?”

Il n’osait pas dire tout haut ce qu’il pensait tout bas, que les fameux propos blasphémateurs et les comportements agressifs étaient peut-être plutôt dû à des comportements déviants amplifiés par la superstition ou alors à une épidémie quelconque dont les villageois profiteraient pour régler leurs compte, il ne tenait pas à manquer de respect à la Matriarche en émettant ses suppositions.

”Je n’ai jamais eu à faire face à des pouvoir de corruption de la sorte, si un tel pouvoir existe, ce sera bien la première fois que j’y ferai face. Je dois avouer être curieux.” C’était faux. ”J’espère tout de même que notre opération se déroulera sans encombre.” C’était faux aussi. Quitte à faire le déplacement, autant tromper la monotonie du voyage avec quelque chose à se mettre sous la dent.

”Je ne savais pas que le Culte de la Vie s’occupait de ce genre d’affaire, à vrai dire je dois m’avouer fautif de ne connaître que très peu les domaines de prédilection de votre organisation. J’existe surtout pour servir le Roi et par extension le Père, je me contente de consacrer mon temps à mon but.”