Assis sur son pégase, Aedan observait l’horizon qui se dessinait devant lui. Cela faisait déjà plusieurs heures de voyage, et pour un impatient comme l’elfe, rien n’allait assez vite, même à dos de créature ailée. Vautré sur son destrier, il se laissait bercer par le son de ses sabots frottant le sol, des oiseaux qui s’affairaient à préparer leurs nids sur sa gauche et des quelques animaux sauvages fuyant sa présence sur sa droite. Le barde aurait pu prendre la voie du ciel pour se rendre plus rapidement à sa destination, cependant cela lui retirait le plaisir de se promener en pleine forêt. A vrai dire, il appréciait bien plus la région des Duchés que celle dont il était originaire. Certes les brigands étaient plus nombreux, mais ils ne représentaient rien en comparaison aux tonnes de monstres qui se promenaient en Eïrn. Si quelqu’un venait à l’importuner, il lui suffirait de donner deux petites tapes sur le flanc du pégase pour se retrouver en sécurité. Quant aux monstres, parfois même le vol ne suffisait pas pour s’échapper de leur emprise.

La Cité de Vinche inspirait énormément le jeune homme, probablement comme beaucoup d’hommes sur ces terres, plus particulièrement ceux qui n’ont que peu connu la vie citadine. Ainsi, sur sa route, il avait pris soin d’imaginer et de composer quelques chansons concernant la ville et ses habitants, espérant que ses efforts paieraient une fois sur place. Après tout, il n’était connu qu’en Eïrn, et une réputation ne se construit pas toute seule. L’Elfe caressa le cou de son pégase quand il sentit le vent se soulever dans son dos. Il haussa légèrement un sourcil. Ce genre de bourrasques de vent pouvait annoncer moultes problèmes, cependant il se souvint qu’elles pouvaient également être synonyme de l’arrivée d’un de ses vieux amis. Le barde leva la tête pendant ce qui lui sembla durer une éternité tandis que le dragon bleuté se posait à ses côtés.

Un large sourire étendit ses traits et ses yeux se mirent à briller, comme un enfant ravi de revoir ses parents après une longue séparation. « Il n’y a rien à faire, ça en devient presque un sketch ! ». Il croisa les bras. « Peu importe le nombre de fois où tu viendras te poser auprès de moi, ce sera toujours impressionnant. » Il plissa les yeux, affichant une mine jalouse. « Un jour, il faudra que tu m’apprennes comment tu te débrouilles pour avoir cette classe chaque fois que tes pattes touchent le sol. Une fois sur terre je me débrouille, mais là haut... ». Il pointa ensuite le pégase du doigt. « Enfin, lui apprendre à lui, parce que je ne risque pas d’aller bien loin dans les cieux tout seul. ». Aedan craqua ses doigts avant de s’adosser à la créature géante dans une nonchalance et une inconscience démesurée.

« Je vais plutôt bien ma foi, et toi vieille branche, on peut savoir ce que tu traficotes dans le coin ? Enfin, je ne sais pas pourquoi je demande, tu es encore parti sauver la veuve et l’orphelin ? ». Alors qu’il laissait penser que cela pouvait s’apparenter à un sarcasme, le dragon connaissait assez bien l’elfe pour se rendre compte qu’il ne s’agissait que d’une admiration mal placée, d’une autre maladresse qui s’ajoutait à la longue liste des erreurs qu’Aedan commettait chaque fois qu’il ouvrait la bouche. « Je sais, c’est moi que tu cherchais ! Ma musique te manquait c’est ça ? ». Sans lui laisser le temps de répondre, le jeune homme sortit son luth de derrière son dos et se plaça en face du dragon, un sourire narquois sur le visage, au bord du rire. « Il faut croire que malgré ton âge, tu n’as pas perdu le bon goût ! ».

Aedan écouta avec attention les conseils que prodiguait son ami aux ailes puissantes, comme s’il allait pouvoir les transmettre à son pégase par la pensée. Il fixa son destrier avec un air déterminé, persuadé que par ce regard il comprendrait que quelque chose ne tournait pas rond. En réponse, le cheval ailé se contenta de brouter l’herbe environnante et le barde laissa s’échapper un long soupir de l’entre ouverture de ses lèvres. Ce canasson n’était visiblement pas décidé à s’améliorer et jamais ô grand jamais le jeune homme ne se serait remis en question sur ses capacités d’équitation. Le problème, ce n’était jamais lui mais c’était toujours les autres, surtout quand l’autre ne peut pas émettre de contestations !

L’elfe observa la transformation du dragon avec amusement. Quitte à prendre une autre apparence, une taille d'éléphant ne faisait pas réellement plus de sens au beau milieu des plaines et des forêts, mais il n’en dit rien. Se moquer des talents d’autrui alors qu’il ne les atteignait même pas, très peu pour lui. Slen avait beaucoup plus de ressources contre le barde, et même s’il doutait de sa volonté à s’en servir, mieux valait ne pas jouer avec le feu face à une créature gigantesque dotée d’un savoir et d’une intelligence qu’il ne parviendrait jamais à égaler. Il leva ses grands yeux vers ceux de son ami. « Tu penses à te reposer quand même ? Je sais que t’es une bestiole toute puissante, mais le destin du monde ne repose pas sur tes épaules, aussi grandes soient elles. Tu n’es plus très jeune ! ». Accompagnant ces paroles d’un rire taquin, il reprit la route, voyant que son compagnon était décidé à avancer plutôt que rester debout comme un piquet.

« Concernant ma musique, j’imagine que tu le sais mieux que moi. Je ne suis jamais très bon public par rapport à mes propres performances. ». Il se frotta les mains tout en continuant sa route. Il haussa ensuite les épaules. « Oh tu sais, on s’y fait. J’espère juste trouver quelqu’un qui me fera chavirer autant que j’ai l’air de faire vibrer les autres. Cela ne doit pas être si difficile à trouver ! ». Aedan comme à son habitude prenait largement à la légère l’impression qu’il pouvait laisser à autrui, et usait peu de ses charmes. Cependant dans sa voix, le dragon pouvait entendre une certaine mélancolie. Le barde se sentait profondément seul, à la recherche d’une connexion que personne ne semblait pouvoir lui apporter, pas même une amitié aussi forte et aussi longue que la leur. La présence de Slen lui apportait énormément et avait l’air de le soulager, mais cela n’était pas assez. Difficile de se dire qu’une relation avec un être aussi extraordinaire ne puisse totalement le combler, mais c’était la vérité.

« Tiens, toi qui voyages énormément, est-ce que tu as un conseil pour conquérir les duchés ? ». Le barde arborait une mine inquiète. C’était la première fois qu’il se rendait aussi loin pour tenter de gagner un nouveau public. « Pour ne rien te cacher, je compte partir des duchés et ensuite revenir vers Eïrn en passant par Akkaton.. Je pourrais faire un arrêt à Teider mais je tiens à la vie, tu t’en doutes ! ». Aedan détestait avoir une mauvaise image d’une nation, cependant il connaissait ses chances de pouvoir mettre les pieds dans une cité de ce pays, et elles étaient proches de nulles, si ce n’est inexistantes. « Aimer la musique d’un elfe là-bas reviendrait peut-être à de la trahison, qui sait. J’aimerais qu’il en soit autrement, mais cela n’arrivera probablement jamais. C’est si dommage de se fermer aux autres cultures. Si j’avais été parmi eux, je ne t’aurais jamais rencontré, et j’aurais loupé une sacrée expérience. ». Alors que ses pas ralentissaient, le ton du barde s’enfonçait progressivement dans la mélancolie. Ses connexions inexistantes, sa peur de perdre sa carrière, toutes ces émotions négatives il ne parvenait à les exprimer qu’en présence de quelqu’un à qui il faisait entièrement confiance. Slen, par leur lien presque fraternel, faisait parti de cette catégorie qui voyait une toute autre facette du jeune homme, une facette dont il avait honte mais qu’il devait parfois, malgré lui, laisser s’exprimer.

Les paroles du dragon étaient parvenues à ses oreilles, mais surtout à son cœur. Emporté par une mélancolie qu’il savait passagère, l’elfe secoua la tête. Il n’était pas du genre à se morfondre et à s’enfoncer dans la tristesse. Parfois elle venait le cueillir et le mettre à mal, mais il finissait toujours par s’en sortir la tête haute. De plus, il était de bon ton de ne pas gâcher l’ambiance : les retrouvailles avec Slen avaient toujours une fâcheuse habitude à se complexifier. Les deux amis ne connaissaient que très peu les occasions de faire une marche tranquille en échangeant. Il fallait que quelque chose leur tombe sur le coin du nez et quelque chose lui disait qu’aujourd’hui ne dérogerait point à la règle.

Un léger sourire vint étirer ses traits. « Exactement. Si j’étais satisfait de ce que je propose au public, alors pourquoi voudrais je le changer, le modifier ? Une formule qui marche est assurée, mais une formule qui s’adapte constamment à autrui est bien plus amusante. ». Autant dire que même si Eïrn et les duchés n’étaient point ennemis, Aedan ne se risquerait pas à entamer l’hymne de sa nation dès qu’il mettrait les pieds en ville. C’était une question de respect, et surtout une question de survie si cela venait à arriver dans les mauvaises oreilles. Chaque nation méritait sa propre attention, bien que Teïder ne se glissera probablement jamais dans cette liste.

Pour répondre à sa question, le barde prit son temps. Plusieurs secondes s’écoulèrent, presque une minute, durant laquelle il se frotta le menton, leva les yeux au ciel, tapota des pieds par terre. Enfin, une réponse franchit ses lèvres. « Non. ». Son sourire s’élargit encore un peu plus. « Je dois être aussi difficile avec les potentielles amourettes qu’avec mon art il faut croire. ». A vrai dire, les aventures ne l’intéressaient pas. Nombreux étaient les artistes qui papillonnaient, profitant de leur audience qui parfois ne demandait que ça, mais Aedan se sentait profondément mal à l’aise juste à l’idée de se bécoter avec quelqu’un qui ne voyait en lui qu’un trophée, qu’une chasse à gagner.

Ses yeux s’illuminèrent à la proposition alléchante de son ami. « Tu pourrais, c’est vrai ? ». Il se reprit, toussant dans son coude et tentant de reprendre une mine sérieuse. « Enfin… Si cela ne te dérange pas de quérir tes quelques contacts duchéens. Je dois admettre que je comptais me produire dans les beaux quartiers et attendre que le public vienne à moi, mais ton idée est plus maline. ». Le barde n’élaborait jamais de tactique ou de plans élaborés quand il se rendait quelque part. C’était quelqu’un d’optimiste, d’opportuniste mais surtout de spontané et terriblement chanceux. Peu importe l’endroit où il posait les pieds, il semblait que des gens soient sensibles à la musique, ce qui n’était pas sans l’arranger. Il caressa le dos de son pégase, passant les doigts entre ses plumes et remit son luth sur ses épaules, guilleret. « Je ne sais pas ce que je ferais sans toi depuis le temps Slen ! Peut-être qu’un jour c’est moi qui pourrais te sauver la mise ou t’être utile d’une quelconque manière, va savoir. ». Il fit une pause avant de reprendre. « En tout cas je l’espère ! ».

Les paroles du dragon arrachèrent un rire franc et cristallin à l’elfe, qui se retourna vers son ami en posant ses mains sur ses hanches comme s’il s’apprêtait à décréter une évidence. « Un bon jardinier ? N’importe quelle plante mourrait entre mes mains, je serais capable de tuer un cactus si on me laissait en prendre soin. Je sais, c’est un comble pour un elfe mais que veux-tu. Je n’ai pas la main verte, je ne peux pas être talentueux partout. ». A ces mots Aedan se souvint que plus jeune, il avait voulu prendre soin d’une plante en pot tout ce qu’il y avait de plus classique. A trop vouloir la faire fleurir, il l’avait noyé sous des litres d’eau et elle n’avait pas survécu aux nombreux voyages de sa tribu. Aussi depuis ce jour il avait consciemment évité de se retrouver dans une situation où il aurait la charge d’un quelconque végétal. Il trouvait les animaux bien plus simples.

« Maintenant que tu le dis, j’ai croisé beaucoup d’azuriens dans mes voyages mais aucun ne m’a fait l’honneur de chanter pour moi. Peut-être étaient ils timides ? Je ne suis pourtant pas du genre à effrayer autrui, je pense. ». Il se posa quand même la question pendant quelques secondes. Certes il était un artiste de renommée à Eïrn mais il se doutait bien que d’autres plus talentueux, plus connus, attiraient les foules. Mais les hommes oiseaux n’avaient fait que croiser sa route en coup de vent, et il n’attirait visiblement pas leur attention. Peut-être devait il faire plus d’efforts à leur égard. « Après tout, il n’y a que peu d’amitiés que j’ai réussi à garder. La nôtre en fait partie, mais je suis plutôt mauvais au niveau de.. ». Il se tritura les doigts, cherchant ses mots.. « Tu sais.. Donner des nouvelles ? Tenir les gens au courant de ma vie ? ». Aedan était un électron libre et il ne comprenait que trop peu l’attachement qu’on pouvait éprouver à son égard. Lui ne s’enquiquinait point de ce genre de choses, car après tout, personne ne restait dans son sillage assez longtemps.

Il haussa les épaules. « Qui sait ? Peut-être que je la rencontrerais aux duchés. La vie est pleine de surprises, j’ai confiance ! Si j’ai réussi à me lier d’amitié à un dragon alors que je n’étais qu’un adolescent, tout peut arriver. ». Le barde considérait sa relation avec Slen comme un véritable honneur. Il aimait se dire qu’il n’y avait pas n’importe qui pouvant se vanter d’une telle amitié, d’un lien aussi puissant et durable que le leur. Il n’osait pas le dire ouvertement, mais il chérissait ce qu’ils avaient souvent plus qu’il ne pourrait l’admettre un jour.

Quant à faire bonne impression, même si Aedan débordait de charisme, sa confiance en lui n’en était pas plus présente. Un « gloups » lui échappa alors qu’il replaçait son luth sur ses épaules. Il ne voulait pas déshonorer son ami, le faire passer pour quelqu’un qui recommandait un imbécile. Quand bien même le dragon tentait de le rassurer, il venait d’ajouter un léger poids sur ses épaules sans le vouloir. Il secoua la tête en apercevant un large groupe devant eux et suite à la remarque de Slen, il prit une grande inspiration. Le jeune homme n’aimait pas particulièrement se jeter au beau milieu d’un groupe déjà bien organisé, il craignait d’y être vu comme un imposteur ou comme un opportuniste. Mais avec son ami à ses côtés, il se sentait mu d’un fort courage.

Il s’avança de quelques mètres puis leva la main pour saluer les inconnus. « Mesdames, messieurs, bonjour ! Puis-je connaître le nom de votre troupe ? ». Il admira ensuite leur équipement, et tapota le sien, bien plus maigre. « Vous dirigez-vous vers les duchés pour vous y produire également ? ». Il avala sa salive. Il était terriblement maladroit, et il ne pouvait rien faire pour endiguer ce sentiment de malaise qui l’envahissait. Il regarda ensuite sur sa gauche, puis sur sa droite, s’inquiétant des mercenaires qui accompagnaient le groupe. « Y a-t-il une raison pour laquelle vous nécessitez une escorte ? Je suis musicien mais je sais également me servir d'un arc, si je peux rendre service. ». Il jeta un coup d’œil au dragon qui l’accompagnait. Certes, il en avait une également, mais il s’agissait d’un pur coup de poker. Slen aurait tout autant pu ne pas être dans la région, et si Aedan était prévenant concernant ses voyages en Eïrn, il avait entendu que les terres des duchés étaient plus douces. Son regard se transforma en inquiétude et il chercha dans les yeux de son ami une façon gracieuse de s’en sortir. Il venait de mettre les pieds dans le plat, et pas n’importe comment…