Janvier 2001

Les marais de Teïder étaient peut être le pire endroit de tout l’Orzian.

Non contents d’être un cloaque à maladies et un nid à putréfaction, les marais regorgeaient d’une faune et d’une flore peu prompte à engager la conversation avec les promeneurs égarés. Chauds et humides en été, froids et humides en hiver, les marais de Teïder pouvaient cependant se targuer d’accueillir quelques petites communautés isolées, qui avaient trouvé, on ne sait comment, le moyen de combattre les maladies … ou de s’associer à elles.

C’était cette particularité qui avait attiré à nouveau la magicienne dans cet endroit maudit. Elle se souvenait parfaitement de sa dernière fois dans la région. Poursuivie par l’Inquisition, elle avait réussi à leur échapper de justesse, mais au prix d’une blessure des plus cruelles. La cicatrice qu’elle avait sous la cage thoracique était encore vive et la brûlait parfois. Le pieu de l’Inquisition teïdérienne ne lui avait vraiment pas fait de cadeau et elle pouvait s’estimer heureuse de s’en être sortie à si bon compte. Mais si Louise s’était à nouveau retrouvée à patauger dans les marais, à la rencontre des communautés de consanguins locaux, ce n’était pas par plus plaisir masochiste de ferrailler avec l’Inquisition, mais bel et bien pour comprendre ce qui arrivait à son corps.

Quelque chose l’avait piqué lors de sa dernière visite dans le marais. Au début, Louise avait pensé qu’il ne s’agissait que d’un gros moustique, mais depuis quelques semaines, quelque chose ne collait pas dans son corps. Quelque chose, ou quelqu’un, avait injecté en elle … quelque chose … Malgré toutes ses connaissances, elle n’était pas parvenue à en percer la nature, mais si cette affliction était restée dormante pendant quelques mois, elle s’était réveillée il y a quelques jours, à sa plus grande surprise.

L’affliction, ou la maladie, qui coulait dans ses veines, n’avait rien d’ordinaire. La chose qui l’avait piquée avait laissé en elle quelque chose qui modifiait son corps de façon anormale. Cela avait commencé par de fortes fièvres, les mêmes que celles que l’on pouvait contracter dans les marais. Puis, au bout de quelques jours, Louise s’était rendue compte que quelque chose avait changé chez elle. Son corps était plus souple, plus vif, plus agile. La demoiselle s’était affinée et avait perdu ses rondeurs caractéristiques. C’était comme si elle avait fait une remise en forme éclair … Ce n’était pas déplaisant, en soi, mais cela restait tout de même inquiétant car ce qui circulait désormais dans ses veines avait donné à ses yeux verts un étrange éclat brillant.

Ses recherches avaient fini par payer … mais c’était dans les marais qu’elle avait trouvé ses réponses. Plus précisément, dans la cahute moisie d’une augure qui n’avait probablement pas vu un bain d’eau claire depuis des lustres. Les locaux nommaient ça la « bénédiction des marais ». Un nom … charmant … Pourtant, malgré ce nom peu glorieux, les locaux semblaient tenir cette bénédiction en haute estime. Rare et précieuse, elle était sensée conférer à son infortuné porteur la puissance cachée des marais de Teïder. Ni plus … ni moins …

Tout ceci restait cryptique, même pour l’archimage. L’augure, entre deux bouffées de plantes hallucinogènes, n’avait pas daigné lui en dire plus et l’archimage, consciente qu’elle avait affaire avec l’intermédiaire de forces plus anciennes que le marais lui-même, n’avait pas essayé de lui soutirer plus d’informations. Elle devrait se contenter d’éléments épars … et d’une « bénédiction » qui continuait à croître en elle, sans qu’elle puisse véritablement la contrôler.

Quelque peu dépitée par la situation, l’archimage avait décidé de passer quelques temps dans les marais afin de récolter quelques plantes pour ses expériences et ses potions. Ce n’était pas tous les jours qu’elle venait dans les marais alors autant en profiter pour faire quelques courses dans la fange. En quelques heures, sa poche à composants commençait à déborder de plantes diverses et variés, champignons plus ou moins dangereux et moisissures récoltées à même le bois pourri.

A mesure qu’elle progressait au milieu de la boue des marais, elle aperçut au loin des capybaras, étranges rongeurs particulièrement dociles et peu craintifs qui s’épanouissaient dans les marais. Imperturbables, ces créatures étaient parmi les créatures les plus inoffensives de cet endroit maudit. C’était à se demander comment elles avaient survécu tout ce temps. Les habitants des marais n’avaient même pas cru bon les domestiquer, tellement il était facile de les chasser. Les capybaras étaient des mammifères sereins et placides, qui appréciaient les bains de boue et une vie tranquille. Généralement regroupés en de petites cohortes, ils se nourrissaient de plantes et s’entouraient d’autres créatures du même acabit.

N'ayant pas remarqué le chasseur embusqué, la demoiselle s’approcha des capybaras, qui la regardèrent d’un air serein. Le poil de capybara pouvait être utilisé dans certaines potions. Il suffisait simplement de s’en approcher suffisamment et de leur faire comprendre qu’on ne leur voulait pas de mal. Les bottes pleines de boue, la jeune femme fit quelques pas lents en direction du bain de boue des capybaras. Ces derniers ne semblaient pas effrayés le moins du monde, les atamas n’étant pas les créatures les plus incongrues des marais qu’ils aient pu rencontrer. Bien décidée à récolter quelques poils de capybaras, la demoiselle espérait que les animaux se montreraient assez dociles pour ne pas lui mordre les doigts.

Mais Louise ne remarqua pas le chasseur embusqué non loin de là, qui la tenait en joue … avec les capybaras.

Louise sursauta. Elle ne l’avait ni vu, ni entendu. L’homme était sorti des buissons et malgré ses sens plutôt affûtés – et son armure clinquante qui aurait dû faire un maximum de bruits – elle n’avait même pas décelé sa présence. Le capybara était toujours prisonnier des chaînes. L’animal poussa quelques couinements, cherchant à s’échapper, mais la pauvre bête n’était pas consciente du fait que les sortilèges de ce type étaient conçus spécialement pour resserrer leur emprise si l’on tentait de s’y soustraire. Elle aurait pu avoir pitié de l’animal, mais dans les marais, il ne faisait pas bon être une proie naturelle.

La jeune hybride se releva, ses doigts s’attardant dans la fourrure de l’animal pour y prélever discrètement quelques poils. Si les choses se gâtaient, elle s’enfuirait avec au moins ces précieux composants matériels. Lentement, elle se tourna vers l’homme en armure d’écailles. Louise se pinça les lèvres à la vue des écailles de l’armure … Elles étaient en écailles de dragon argenté. Connaissant les pratiques des armuriers de Teïder, la créature avait dû terriblement souffrir lorsque les dépeceurs s’en étaient pris à sa chair. Mais ce qui attira vraiment son regard, ce fut l’étrange enchantement qu’elle percevait sur les écailles de l’armure. D’étranges arabesques magiques y dessinaient des motifs mouvants, changeants, capturant le regard et l’entraînant dans un rythme hypnotique. La jeune femme détourna le regard et le reporta sur l’homme blond.

Elle esquissa un sourire narquois :

« Ma foi, vous faites un bien piètre chasseur si pour capturer un capybara, il vous faut lancer un sortilège. Imaginez mettre le feu à une grange pour tuer une petite araignée et vous saisirez la disproportion des moyens utilisés pour s’emparer de cette proie qui tremble à mes pieds. »

Le capybara tremblait toujours à ses côtés. L’archimage resta fermement plantée dans le sol boueux des marais, essayant de jauger le chasseur. Au vu de son équipement, il n’était pas un trappeur ordinaire … un chevalier de Teïder peut-être … mais son équipement magique suggérait une toute autre stature. Méfiante, la demoiselle resta parée à toute éventualité.

« Quant aux raisons de ma présence dans ces marécages maudits, disons simplement que … oh ! Disons que je suis la protectrice attitrée des capybaras, faisant rempart de mon corps pour protéger leur existence paisible. Cela vous conviendrait-il messire ? Oseriez-vous frapper une femme pour sustenter votre panse sur le gras de ce pauvre rongeur ? »

Le ton était taquin, à dessein. Louise n’aimait pas que l’on lui crie dessus. Le sort du capybara ne l’intéressait guère … mais il en allait de son tempérament de feu que de prendre la mouche rapidement si d’aventure, un rustre venait à lui faire monter la moutarde au nez. Bien décidée à ne pas se laisser houspiller par un inconnu habillé comme un dimanche au temple, la jeune femme tint sa position. Elle n’allait tout de même pas se laisser marcher sur les pieds !

« Oh la laaaaa, mais ça veut se donner de grands airs !? Sa seigneurie prendrait la mouche pour s’être fait voler sa proie par une opportune, une femme qui plus est ! Redescendez de vos grands chevaux, votre seigneurie, vous êtes loin d’être la créature la plus dangereuse de ces marais. Et s’il me plait de protéger ce capybara à cet instant, ne croyez pas que c’est par pur esprit de contradiction. Néanmoins, malgré votre emportement et votre colère, vous avez raison sur un point : je me dresse entre vous et votre proie. Ceci étant dit, je ne suis pas prête à vous abandonner cette pauvre bête … »

La jeune femme ouvrit son sac de voyage en cuir de vache usé et en sortit un paquet enveloppé dans un torchon élimé. Elle le déplia et révéla un petit tas de viande séchée et croustillante qu’elle gardait pour son voyage. Si la magicienne était capable d’invoquer de la nourriture aisément, elle estimait que la nourriture avait bien meilleur goût lorsqu’elle la préparait elle-même. En l’occurrence, il s’agissait là de viande de bœuf séchée, coupée en fines lamelles, marinées dans du poivre, du paprika et autres épices que l’on pouvait aisément trouver dans les Duchés du Sud. Cette recette était particulièrement appréciée par les voyageurs, la viande séchée était aisément conservable et surtout, particulièrement nourrissante.

« La vie de ce capybara en échange de viande de bœuf séchée, faite maison ! C’est une bonne offre : vous n’aurez pas à dépecer ce pauvre animal et je puis vous garantir la qualité de ce produit étant donné qu’il s’agit de ma création ! »

Elle tendit le paquet au chasseur, bien décidée à sauver la vie de ce pauvre animal et peut-être la sienne par la même occasion. Louise avait été bien éduquée par Cécilia. Malgré son tempérament de feu et son aptitude à générer des problèmes, Louise savait que partager un repas était le meilleur moyen de rapprocher les individus.

Louise fit un pas dans la direction du chasseur, son torchon plein de nourriture dans les mains. Ses bottes foulèrent le sol spongieux et elle fit quelques pas dans la direction du chasseur, priant sa bonne étoile pour que celui-ci accepte son offrande de nourriture et laisse la pauvre créature tranquille. Cette histoire pourrait bien mieux se terminer autour d’un feu de camp … plutôt qu’avec des cadavres nourrissant les marais de Teïder. S'il était clair que Louise n'était pas la personne la plus diplomate ayant foulé l'Orzian, elle n'avait que très rarement de mauvaises intentions ...

Le capybara parvint à s’enfuir sans demander son reste, cherchant avec précipitation ses congénères. La magicienne fut soulagée de savoir la créature en sécurité, quand bien même il ne s’agissait que d’une simple proie dans ces marais. Quand elle sentit que la créature était bien hors de vue, elle s’approcha à nouveau du chasseur avec son présent à la main.

Le trappeur ne perdit cependant pas son temps pour se montrer désagréable envers sa création culinaire. C’était de bonne guerre, mais il aurait pu se montrer plus courtois. Les marais ne dispensaient pas de la politesse la plus élémentaire envers un repas si généreusement accordé. Louise renifla avec une once de mépris face à cette absence de reconnaissance. Les yeux de l’homme ne pouvaient cependant la tromper. Son plat avait des airs de recette gastronomique à ses yeux.

Lentement, elle tira l’une des lamelles de viande séchée de son torchon et l’agita d’un air moqueur avant de croquer dedans. Le goût du poivre, du paprika et des épices emplit son palais tandis que le croustillant de la viande se mêlait à sa salive, rendant le tout particulièrement délicieux en bouche. Ravie de cette explosion de saveurs, elle laissa s’échapper un soupir d’aise … tout en mettant l’emphase sur sa réaction afin de rendre jaloux le trappeur et de l’inciter à goûter.

« Vous voyez ? Un pur délice ! Vous auriez tort de vous en priver avec votre air aussi suspicieux. Tenez, prenez-en un et dites m’en des nouvelles. »

Elle termina avec application de dévorer sa ration, afin de mettre l'eau à la bouche de son interlocuteur. Elle tira à nouveau une lamelle de bœuf de son torchon et l’agita lentement sous le nez de l’homme afin de lui faire sentir les arômes. Louise prit un malin plaisir à jouer le jeu de la vile tentatrice gustative.

« Vous m’offensez grandement en supposant que mes recettes ne puissent être à votre goût ! Laissez-moi vous émerveiller par mes talents culinaires, messire. Je suis persuadée que ce bœuf séché saura répondre à toutes vos attentes. Et si ce n’est pas le cas … et bien … vous n’aurez qu’à vous en prendre qu’à vous-même pour avoir obéit à une inconnue se mettant entre vous et votre proie … Mais vous aurez la délicatesse de me laisser prendre mes jambes à mon cou. »

Une pensée traversa Louise … Et si le palais du trappeur n’était pas habitué aux nourritures trop épicées … ? Elle remarqua non seulement ses armes, mais aussi la carrure de l'homme. Elle n'était pas certaine de pouvoir le distancer et encore moins d'être capable de l'affronter. Le pire des scénarios resterait d'utiliser la magie pour faire un maximum de dégâts, mais elle connaissait les risques à utiliser la magie en plein coeur des marais de Teïder. Le déchainement d'énergies magiques dont elle pouvait faire preuve était d'ordre à attirer suffisamment l'attention des traqueurs de l'Inquisiton ... Et les dieux savaient que ces limiers avaient le nez fin !

Quel mufle, pensa-t-elle ! Il aurait pu au moins la remercier pour ce repas. Il avait simplement oublié – à dessein probablement – la politesse la plus élémentaire ! Ce trappeur était scandaleux à plus d’un titre. En plus il la menaçait !

Scandaleux … S’il n’était pas aussi lourdement armé …

« Comment ça … PAS MAL ?!maugréa-t-elle, irritée. Si je la sale plus, ça va en ôter tout le goût de la viande et vous serez tellement assoiffé que vous considèrerez que boire l’eau de ce marais serait un moindre mal. »

Par les dieux qu’il était agaçant !

Louise replia le torchon et le fit disparaître dans sa sacoche une fois le repas terminé. Il lui en restait suffisamment pour pouvoir tenir encore une ou deux journées avec. Elle allait certainement devoir se réapprovisionner à la sortie du marais – il était hors de question qu’elle troque avec les locaux … C’était le meilleur moyen pour attraper des maladies ou des parasites que la médecine moderne aurait du mal à identifier. Et Louise était loin d’être stupide au point de vouloir devenir un repaire à asticots.

« Mais ne vous l’ai-je pas dit ? Je suis l’esprit protecteur des capybaras ! Plaisanteries mises à part, je suis là pour … affaires personnelles. J’avais quelques questions à poser aux habitants de ce marais. Et tant qu’à y être, autant ramasser quelques herbes pour des baumes. Vous pouvez dire que je suis … mmmmmh … une herboriste. »

Ce n’était pas tout à fait faux, mais ça n’essayait pas d’être plus vrai. Sa cicatrice au-dessus de son ventre la tira, lui rappelant ce qu’il lui en avait coûté de trop se dévoiler à Teïder. Elle pesta intérieurement. La blessure lui faisait encore mal de temps à autre.

« Bien entendu, je suppose qu’armé comme vous êtes, vous ne devez pas être un simple chasseur. Les trappeurs que j’ai pu rencontrer ne se promènent pas avec une armure aussi scintillante … »

Elle lui tendit la main, souriante.

« Madeleine. Pour vous servir … messire ? »

La magicienne prit un air faussement outré.

« Alors vous, vous savez parler aux femmes ! Continuez sur cette voie et elles tomberont en pamoison dès vos premiers compliments … répliqua-t-elle d’un air narquois. »

Visiblement, le dénommé messire Desnor avait été élevé dans un élevage porcin. Il n’avait aucunes manières et pas la moindre inclinaison du monde vers les bienséances. Même un maréchal-ferrant avait plus de déférence envers une dame. Mais … avouons-le, fallait-il attendre plus dans les marais ? La demoiselle renifla et macha à nouveau l’un des morceaux de viande séchée.

Pfff, ils étaient fabuleux ! Il n’y connaissait rien.

L’invocatrice continua cependant de jouer le jeu, évitant de trop se dévoiler, tout en laissant le trappeur venir sur son terrain. Elle n’allait quand même pas lui dire tous ses petits secrets. Il éludait complètement – enfin, aux yeux de Louise – les raisons qui le poussaient à porter une armure magique en plein milieu des marais. Des bandits hein ? Mais bien sûr … Et des reflets pour éloigner les reptiles hein ? Il la prenait vraiment pour un jambon …

« Je … vois … déclara-t-elle sans grande conviction, un air à peine amusé sur ses lèvres. Et bien, je suis à la recherche d’une certaine plante. Elle n’est pas bien grande et pousse sous la forme de fleurs blanches et dorées dans les marais. On l’appelle la Cyrila Passiflora. Ce n’est pas une plante très commune, mais elle a la particularité de guérir des maladies que l’on croit incurable. Malheureusement, elle ne pousse que dans les parties les plus sombres des marais, beaucoup trop loin de ce que je peux atteindre sans risquer ma vie. Je pensais que les anciens des villages marécageux en possèderaient, mais visiblement non … »

C’était un pieux mensonge. Louise n’avait pas fouiné dans ces marais à la recherche d’une telle plante, mais … quitte à faire d’une pierre deux coups, peut-être que ce sire Desnor se révèlerait être l’homme de la situation. Ou une autre victime du marais.

La jeune femme posa ses mains sur les hanches d’un air suffisant. Alors comme ça, on parlait argent désormais ?! Encore un vulgaire mercenaire … Mais bon, elle ne pouvait pas faire la fine bouche. Après tout, elle venait des Duchés. L’or, là-bas, était une langue à part entière. Elle aurait été bien hypocrite de feindre l’ignorance sur cette question. Louise n’avait cependant pas d’argent à perdre … mais elle pourrait toujours piller le corps du trappeur si celui-ci venait à se faire dévorer par inadvertance. Les accidents arrivaient si vite dans les marais …

« Mes raisons ne vous concernent guère, messire Desnor. Et quand bien même je vous les exposerai, je ne suis pas certaine que vous en soyez plus avancé sur mon cas. Quant à votre rémunération, je suppose qu’un trappeur comme vous sera à même de trouver de quoi faire bombance si nous tombons sur quelque créature sur le chemin. J’ai ouïe dire que nombre de créatures des marais devenaient, une fois démembrées, de précieuses composantes se revendant fort bien sur les marchés de Teïder. »

Autant jouer sur l’attrait de la chasse. Il était certain que là où poussait la Cyrila Passiflora, de dangereuses créatures les attendaient. En effet, la plante dégageait des odeurs qui avaient pour particularités d’être très appréciées des créatures des marais, dont les plus intelligentes jalousaient la possession. Il y avait donc de fortes chances que pour chaque pousse de Cyrila se trouve une créature prête à défendre chèrement son bien. Là où cela devenait intéressant, c’était que généralement, ces créatures, qui se tenaient au sommet de la chaine alimentaire des marais, étaient aussi des proies prisées des chasseurs. Guenaudes, wyrms, horreurs chasseresses, … chacune de ces créatures était à elle seule, morte ou vivante, l’assurance d’un sacré pactole une fois débitée et revendue à des mages ou des tanneurs.

« J’ai cru comprendre que les marais de Teïder étaient séparés en plusieurs plateaux et que les plateaux en contrebas étaient les lieux où pousse la plante que je désire. Si vous m’accompagnez, je ferai en sorte que vous soyez bien récompensé. Et puis … ce n’est pas comme si vous aviez mieux à faire, non ? »

Louise pensait à un endroit qu’elle avait aperçu précédemment. Les marais se déployaient en plusieurs régions où l’eau stagnait dans de larges bassins bordés de mangroves suintantes et embrumées. On y accédait généralement par des trouées sombres à mi-chemin entre cavernes et tunnels de lianes. Louise avait cru repérer l’un de ces cloaques, à la frontière entre l’un des plateaux inférieurs et celui sur lequel elle et son compagnon évoluaient. Il devait certainement s’agit d’un passage vers les autres parties du marais et il était fort probable que cet endroit glauque puisse être un lieu où trouver ladite plante. Et comme il était de coutume à chaque fois qu’un endroit sombre et glauque servait de passage vers un autre endroit … une créature devait nécessairement y nicher.

Restait à croiser les doigts pour que cela ne soit pas le cas.

« J’ai repéré une des trouées non loin d’ici. C’est à trente minutes de marche. M’accompagnerez-vous ? Vous n’allez pas laisser une demoiselle seule dans ces marais tout de même ? »

Sserenssathlinderul la Borgne était une wyrm des marais particulièrement attachée au territoire marécageux qu’elle s’était taillée après avoir évincé Srahintelindaral l’Indiscret, son compagnon mâle. Ce dernier s’était révélé trop confiant, incapable de comprendre l’appétit de la femelle et il ne s’aperçut qu’après l’accouplement rituel que la Borgne ne désirait plus partager son repaire avec lui. Suivant la grande et auguste tradition des wyrms des marais, la Borgne avait patiemment dévoré l’Indiscret, faisant bombance de sa chair afin de se rendre plus forte. Il n’avait pas fallu longtemps à l’imposante créature d’écaille et de vase pour assurer son emprise sur les créatures les plus faibles des marais. Patiente et peu disposée à partager son territoire avec d’autres membres de son espèce, elle couvait ses œufs depuis plusieurs années, s’assurant que sa couvée à naître trouverait un gibier abondant dans les marécages.

Très portée sur l’élevage et fascinée par le fait d’entretenir un gibier abondant sur son territoire, la Borgne avait énormément appris de sa longévité et de la patiente observation des humains des marais. Ses espions lui avaient rapporté des techniques pour s’assurer d’un gibier foisonnant dans son territoire. Capturant des capybaras et autres créatures dociles, la wyrm avait réussi à faire de son repaire une véritable réserve de gibier bien gras. Cachée dans sa grotte et couvant ses œufs, sa portée naîtrait d’ici une dizaine d’années, prête à ravager les environs et à se gaver.

Il lui arrivait de temps à autre de capturer entre ses griffes des chasseurs et des aventuriers. Ils faisaient un complément appréciable pour ses repas et surtout, possédaient des pièces et des armes brillantes, qui faisaient du plus bel effet avec les jolies fleurs blanches tapissant sa tanière. La wyrm était particulièrement imposante, mais se mouvait avec aisance dans les eaux troubles des marais. Son repaire avait été taillé en conséquence et elle se savait parfaitement en sécurité dans les boyaux des mangroves.

La wyrm borgne se prélassait dans la moiteur de son lit de mousse, son imposant corps écailleux maintenu à température agréable par la chaleur étouffante des marais de Teïder. Elle ne savait pas que non loin, deux explorateurs intrépides allaient bientôt troubler son repos et potentiellement menacer sa vie. Les petites fleurs blanches et dorées de sa tanière poisseuse étaient des appâts tentants pour les aventuriers et elle en avait conscience. Ses espions laissaient trainer dans les villages alentours que cette petite fleur se trouvait dans son territoire, tout en se gardant bien de dire qu’elle y résidait. Grâce à cette rumeur, elle pouvait aisément se nourrir et agrémenter la taille déjà fort impressionnante de son trésor.

La demoiselle jaugea de sa position bien abritée le repaire de ce qui semblait être une énorme Wyrm des marais. Une femelle qui plus est, à en juger par les « merveilleuses » décorations à base de piles de corps à moitié putréfiés qui formaient de petites pyramides esthétiques à l’entrée de son gourbis. Les femelles Wyrms savaient décorer leurs tanières avec goût et le petit fumet caractéristique qui s’échappait des effluves de la caverne poisseuse laissait à penser qu’ils avaient là une véritable artiste.

Plusieurs formes bougeaient sous la surface aqueuse du marais, probablement de grands serpents. Ces reptiles s’acoquinaient parfois avec les Wyrms pour protéger leurs repaires en échange de nourriture, quand ils n’étaient pas tout simplement dressés. Le regard de Louise lui permettait de distinguer les mouvements discrets et furtifs des boas et des pythons qui surveillaient les eaux saumâtres de la grande femelle. L’archimage fit craquer ses doigts, un réflexe qu’elle avait lorsqu’elle réfléchissait. Est-ce que cela valait vraiment le coup de risquer sa vie pour des fleurs … ?

Bouarf … entre ça et les griffes de l’Inquisition … Ca se vaut …

Le corps gras et lourd de la Wyrm était à moitié ensevelit dans les marais. Mais il ne fallait pas s’y tromper : une Wyrm était capable d’une vitesse de réaction stupéfiante, qui pouvait laisser sur le carreau les chasseurs les moins méfiants. La colère d’un de ces grands reptiles pouvait facilement ravager un village et faire des dizaines de morts avant que l’Inquisition ne puisse l’arrêter. Fort heureusement pour les villages des alentours, les Wyrms étaient des créatures assez intelligentes pour savoir se faire discrètes et ne pas terroriser les alentours, sous peine de se voir traquer comme de simples bêtes.

« Je vous avoue être plus intéressée par les fleurs … mais pas au prix de ma vie. Vous accueillez souvent des Wyrms des marais à Teïder ? Que fait votre suzerain, exactement ? Il s’empiffre de poulet roti en robe de chambre ? »

Accroupie derrière un rocher moussu, la jeune archimage comptait le nombre de ses options et imaginait les multiples possibilités qui s’offraient à elle. Clairement, l’utilisation de la magie était risquée. Les Wyrms avaient le cuir dur et déclencher un barrage d’énergie magique dans les environs équivalait à signaler à tous les sicaires de l’Inquisition sa présence …

A la limite … si quelques membres de l’Inquisition peuvent se faire dévorer dans l’équation …

Elle secoua la tête. Non, l’idée n’était pas satisfaisante à plus d’un titre. De toute façon, il lui faudrait s’enfuir dans tous les cas et elle risquait de ne pas récupérer les fleurs dont elle avait besoin. Non, clairement, cela ne servait à rien de déclencher un déluge de feu. Les risques étaient trop grands … Et la Wyrm était probablement bien préparée, si elle avait pu survivre tout ce temps dans des marais sillonnés par l’Inquisition et les chasseurs chevronnés.

La magie étant proscrite, du moins, en première approche, il fallait bien trouver autre chose. Mais le chasseur endimanché semblait avoir une solution. Attentive, elle prêta l’oreille, espérant pouvoir l’entendre malgré les ronflements de la bête.

La magicienne émit un cri de surprise lorsqu’elle vit le drake noir fondre sur l’imposant wyrm des marécages. La puissance combinée de ces deux grands reptiles magiques était à même de ravager les alentours, sans le moindre effort, et Louise pouvait sentir la violence primale qui émanait du duel entre les deux prédateurs. Elle n’eut même pas le temps de répondre sèchement à son interlocuteur que déjà, elle dévalait la pente menant au lit de mousse sur lequel reposait la wyrm. Les petites fleurs blanches qui transparaissaient sous la mousse étaient presque à sa portée.

Ne pas poser de questions sur cette arrivée impromptue. Tout le monde a ses secrets …

La curiosité de la magicienne était tempérée par l’urgence de la situation. Plus vite elle se sortirait de ce pétrin et plus vite elle retournerait à Grisambre, où l’attendait un bon bain chaud ! C’est sur cette pensée délicate que l’archimage jura, tandis que ses jambes s’enfonçaient dans le marigot nauséabond. Les piles de cadavres fumants situées non loin lui soulevèrent le cœur, si bien qu’elle faillit rendre à la nature le bœuf séché. La peste soit de ces marais ! Il fallait en terminer au plus vite. Mais sans utiliser la magie, la tâche allait se révéler des plus complexes.

Tandis que la vénérable wyrm des marais était en train de défendre crocs et gueule son territoire marécageux, Louise progressa dans la gangue poisseuse constituée à la fois des humeurs cadavéreuses et des excréments mélangés à l’eau saumâtre. Cachée derrière les mangroves et les monticules cadavériques, la rousse progressait lentement, trop lentement. Elle pesta intérieurement. Le trappeur s’était bien gardé de mouiller ses chausses dans le gourbi. Resté aux abords de la fosse, bien à l’abri, il semblait … concentré. Mais à cette distance, il lui était impossible de savoir ce qu’il préparait exactement.

Si je sors de là vivante … il va m’entendre … et me sentir !

Louise profita de l’inattention de la wyrm pour tenter une approche de son nid. La créature titanesque ravageait tout sur son passage, éventrant les arbres et explosant les monticules de boue pour tenter d’attraper le drake noir, qui semblait jouer avec sa proie. Ni une, ni deux, la rousse prit appui sur un lit de branchage et se hissa sur le nid du grand reptile. Ses mains s’enfoncèrent dans un mélange de bave et … hum … mieux valait ne pas penser à ce qu’il y avait en plus. A genoux sur le lit de mousse, elle remarqua que les petits fleurs étaient disposées non loin des œufs de la femelle. Elle mit rapidement les fleurs dans son sac, jetant un œil discret au carnage déclenché par l’affrontement à quelques dizaines de mètres d’elle.

Lorsque son sac fut rempli, Louise tenta de s’enfuir sans demander son reste. Elle était certes courageuse, mais pas téméraire. Mieux valait ne pas tenter les dieux et prendre la poudre d’escampette ! Malheureusement pour elle, la wyrm n’était pas seule à vivre dans ce marécage, et Louise s’aperçut avec horreur que la créature était visiblement accompagnée de quelques sbires. Deux immenses serpents, visiblement des familiers de la wyrm, barraient désormais la sortie à Louise. Décrivant les cercles dans l’eau, les deux reptiles n’attendaient qu’une chose : qu’elle saute à pieds joints dans l’eau pour l’étrangler.

Peu désireuse de finir sa vie dans le ventre d’un serpent géant, la demoiselle fit de grands signes au trappeur, en silence. Avec un peu de chances, il verrait qu’elle était dans la panade et l’aiderait. Dans le cas contraire … elle devrait recourir à la magie, ou risquer d’être repérée par la wyrm des marais.

Ah ben enfin ! Il m’a remarqué !

La jeune femme fut particulièrement ravie de voir que le trappeur avait plus d’un tour dans son sac, et que ce tour s’avérait être de la magie. L’animal spectral, qui avait pris la forme d’un drake assez gros pour paraître dangereux, s’était interposé entre la magicienne et les serpents. Ni une, ni deux, Louise prit la tangente et profita de la confusion visibles des serpents pour se jeter dans les eaux fétides du marais.

Les serpents se jetèrent avec voracité sur le drake, qui se défendit tant bien que mal. Visiblement, l’enjeu était surtout de détourner leur attention, pas de les anéantir, mais la créature semblait avoir de l’énergie à revendre. Malheureusement, Louise n’avait pas le temps de s’appesantir sur cette scène de combat. L’urgence était à sa propre sécurité et probablement à un bon bain chaud. Elle slaloma entre les monticules d’immondices et de mousse, espérant ne pas tomber sur une autre créature. Mais dans l’air empuanti du marais, et sur le territoire de chasse d’une wyrm des marécages, peu de prédateurs pouvaient survivre. A la limite … des charognards … et encore ! Les serpents, de par leur proximité génétique avec les grands reptiles, pouvaient lui servir de serviteurs, mais pour toutes les horreurs qui trainaient dans les marécages, le simple territoire d’une wyrm était une zone à risques.

Louise, bien trop heureuse de s’en sortir vivante, parvint au droit de l’aplomb où se trouvait le chasseur. Derrière elle, les combats faisaient rage, entre les serpents, le drake spectral, mais aussi entre la wyrm et son prédateur volant. La demoiselle agrippa fermement l’une des prises moussues et commença son ascension afin de le rejoindre.

Crasseuse, probablement pleine de poux, de maladies et d’autres horreurs, Louise était pourtant en vie, et grâce à l’intervention du trappeur. Elle sourit. Pour une fois, les choses ne se passaient pas trop mal … Elle était vivante, en « bonne santé » et elle avait les fleurs dans sa besace.

« J’ai besoin d’un bain … d’un décapage au sable … et probablement d’une bonne cure de potions contre les maladies … pesta-t-elle. »

Elle renifla, et entreprit de s’enlever les limaces qui rampaient sur sa robe de voyage. Le trappeur n’avait pas bougé … et le capybara qui les suivait depuis le début non plus. La bestiole était occupée à sentir une grosse fleur rouge un peu moche qui trainait pas là, tout en mâchonnant une herbe grasse.

« Merci pour le coup de main … Bieeeeeen … Ce n’est pas que je n’aime pas ces marais, mais si nous pouvions … je ne sais pas moi … sortir du territoire de la wyrm avant qu’elle ne nous massacre, cela ne serait pas plus mal. Qu’en pensez-vous ? »

Oh bien sûr, elle aurait pu lui poser tout un tas de questions sur ses pouvoirs et l’étrange drake qui venait de s’en pendre à la wyrm, mais étant donné la situation, elle préférait d’abord se savoir en sécurité…