C'était l'inconvénient quand on commençait à monter en grade : on récupérait les responsabilités qui allaient avec. La plus typique étant bien entendu le commandement : un Capitaine avait du monde sous ses ordres, même dans une branche comme le renseignement. Bien entendu, cela faisait considérablement moins de gens que si on s'intéressait à un capitaine qui servait dans l'infanterie, ne fut-ce que parce que les deux corps d'armée rassemblaient des effectifs en nombre très différents. Mais malgré tout, même un capitaine-espion avait un certain nombre d'agents à coordonner sous ses ordres.

Généralement, cette responsabilité restait raisonnable. Fixer les grandes lignes des missions qui devaient être accomplies, coordonner les efforts, récolter les rapports, pré-traiter les informations. Parfois il fallait mener des opérations de plus grande envergure en dirigeant un certain nombre d'hommes, parfois aussi il fallait se charger d'aller récupérer ou éliminer un agent en difficulté, ou que l'on soupçonnait d'avoir tourné casaque. Hors, c'était ce dernier point qui se présentait aujourd'hui : il y avait un doute sur la présence d'une éventuelle taupe parmi le réseau qu'il gérait à son niveau. On avait donc profité de son passage à la capitale pour organiser une réunion dans ce domaine pour examiner les preuves et éventuellement isoler un coupable avec un groupe de capitaines.

Cela ne plaisait pas beaucoup au Naga, mais il n'avait guère le choix. Il se dirigeait donc vers la salle prévue pour la rencontre à travers la Forteresse. Il portait son uniforme d'officier, qui lui était presque moins familier que son costume d'infiltration, mais été tout de même en armes et armure, au cas où. Après tout, si une taupe était présente, elle pouvait très bien tenter de frapper fort avant d'être démasquée, pourvu qu'elle soit en ce moment dans la forteresse. Mais quoiqu'il en soit, il se présenta avec quelques minutes de retard dans la salle prévue, constatant que la plupart de ses collègues étaient déjà là.

« Désolé du retard, il a fallu que je règle un problème en venant... alors, qu'est-ce que c'est que cette histoire de taupe ? Si un vendu se cache dans mes soldats, il doit être particulièrement doué, mais ça ne m'empêchera pas de lui régler son compte moi-même si besoin est... qu'avez vous comme suspicions, du coup ? »

Une capitaine prit la parole juste après lui, s'attirant un regard curieux du Naga, qui fouilla rapidement sa mémoire. Anne Baum, capitaine dans l'infanterie, lui semblait-il. Il passa d'ailleurs rapidement sur les visages de tout le monde, vérifiant qu'il reconnaissait chacun. Quand on était dans sa branche, non seulement il était nécessaire d'avoir une bonne mémoire des visages, mais on gagnait aussi très vite le réflexe de toujours bien vérifier qui étaient les personnes présentes. Un peu une partie instinctive de la chasse aux taupes...

« Non, ce n'est pas à propos de lui, répondit à la jeune femme le commandant qui présidait la réunion, du moins pas spécifiquement. Mais il est indéniable que nous avons une fuite, et cela concerne des informations auxquelles vos sections ont eut accès. Nous soupçonnons particulièrement que nous pourrions avoir un agent double sur les bras... »

L'idée fit pousser un sifflement irrité au Naga, qui ne montra pas plus ses émotions. Bien entendu, quand on était face à Teïder et à ses espions retors, un agent double, retourné ou placé là dès l'origine, était toujours un risque.

« Je ne dirais pas que je réponds sur ma vie de la loyauté de tous mes hommes, car c'est de la mièvrerie de lâcher ce genre de choses, mais à ma connaissance ils sont tous fidèles, je le répète. »

« Hélas, on ne peut pas se contenter de connaissances pour assurer notre sécurité. »

Le Naga accepta facilement l'argument, et le commandant poursuivit, en détaillant les informations qui avaient fuités sans explications, et surtout celles qui semblaient être passées par le réseau d'espion même du pays pour arriver entre les mains de leurs adversaires. Finalement, deux soldats apportèrent plusieurs pilles de dossiers, établis, expliqua l'orateur, par des agents au-dessus de tout soupçon dans le contre-espionnage, reprenant les informations fuitées et les dossiers des divers suspects possibles.

« Vous connaissez ces hommes au mieux, puisque les divers suspects sont sous vos ordres ou ont travaillé avec vous. Nous vous demandons donc d'examiner ces dossiers et de trouver ce qui cloche. Chacun travaillera par paire, pour prévenir le fait que la taupe soit l'un d'entre nous, sait-on jamais... et tient, Anna, Uahbra, vous allez former l'équipe des bavards, puisque vous aimez commenter les briefings. Trouvez-moi s'il y a une taupe dans vos rangs ! »

Avec un léger sifflement, le natif du désert se tourna vers la jeune femme qui avait parlé juste après son arrivée, alors que le commandant formait d'autres paires arbitrairement, pour éviter autant que possible que deux complices potentiels se retrouvent en duo. Visiblement, il allait devoir collaborer avec cette humaine sur laquelle il savait en fait bien peu de choses...

La paperasserie était certainement la partie du boulot d'officier que le Naga appréciait le moins, ça et le fait de devoir prendre en charge des incompétents à l'occasion. C'était vraiment une invention humaine des plus stupides, mais hélas on était bien obligé d'y passer à l'occasion. En l'occurrence, ce pouvait être un bon moyen de repérer des indices sur un éventuel traître en relevant les incohérences potentielles, il devait bien en convenir, mais cela ne voulait pas dire qu'il appréciait spécialement l'exercice pour autant.

En tous cas, il s'approcha donc de sa partenaire désignée, en réfléchissant aux divers suspects possibles chez lui. S'il avait dit qu'il ne pensait pas qu'il y ait un traître, ce n'était pas par sentimentalisme militaire, comme une sorte de fraternisation, mais bien parce que s'il en avait soupçonné un, il l'aurait déjà traqué et, le cas échéant, exécuté lui-même. Mais quoi qu'il en soit, l'humaine engagea la conversation, et il lui répondit donc, polis, comme il l'était toujours avec un égal officier, ne fut-ce que par nécessité.

« Je m'appelle Uahbra, et tu peux m'appeler Uahbra. Nous pouvons nous tutoyer si cela te met plus à l'aise. »

Il ne cherchait pas à se montrer spécialement froid, mais même la neutralité bienveillante d'un Naga pouvait passer pour de la froideur pour quelqu'un qui ne connaissait pas ceux de cette race. Il ne s'en soucia toutefois pas tellement, et entreprit d'ouvrir les cartons.

« Je suis officier dans le renseignement, ce qui explique que j'ai un certain... intérêt pour les taupes. Si un de mes hommes est compromis il est vital de le savoir au plus vite. Ainsi la brèche pourra être éliminée. »

Le Naga semblait viser l'objectif froidement et efficacement. Il n'avait pas non plus montré la moindre émotion particulière à l'idée d'éliminer un de ses propres hommes.

« Et vous, Capitaine Irina... enfin Anne... pensez-vous qu'une taupe puisse se cacher dans votre division ? »

Uahbra ne cherchait pas foncièrement à se montrer froid, mais il n'avait simplement pas de raison particulière de faire preuve d'une chaleur spécifique, et sa nature relativement froide d'origine ressortait, voilà tout. Il fallait bien dire que la plupart des Nagas n'étaient guère chaleureux, et que son propre passif n'était pas vraiment pour améliorer cela. S'il avait l'habitude de feindre différentes natures lors de ses missions, pouvant au besoin se montrer beaucoup plus chaleureux, ici, il n'avait pas de tels impératifs, et pouvait donc être lui-même. La société eïlysterienne avait cela d'admirable qu'au final la compétence et l'efficacité y étaient plus importantes que la popularité, de sorte qu'au final il n'avait pas véritablement à s'en faire. Non qu'il chercha non plus à se faire détester, bien sûr, mais disons que s'il devait gagner en chaleur, cela se faisait naturellement et avec le temps...

Quoiqu'il en  soit, ils commencèrent la vérification par leurs propres hommes, mais avant qu'Uahbra puisse répondre à sa collègue capitaine au sujet des siens, un nouveau venu fut soudain parmi eux. Aussitôt et par réflexe, la main d'Uahbra se porta à son sabre, tandis qu'il se mettait en garde. L'arrivée était surprenante après tout, et surtout ici. Les paroles de l'inconnu semblèrent l'identifier rapidement, et le fait qu'il ait pu apparaître aussi soudainement ici, dans un des endroits sans doute les plus difficiles d'accès du continent, semblait plaider en faveur de ses paroles. Ceci dit, avant de répondre quoi que ce soit, et avant que l'autre officière eut le temps de dire quoi que ce soit, Uahbra dégaina sa lame principale avec la vitesse prodigieuse qui était la sienne, et tout aussi prestement... la plongea dans l'apparition, visant son cou.

« Ah. »

Le reptile n'avait pu s'empêcher de lâcher cette mince exclamation, en sentant son épée ne rencontrer aucune résistance, et au contraire ressortir de la gorge de la chose comme s'il n'y avait eut là qu'un nuage de fumée... il eut un léger sifflement difficile à interpréter, mais peut être dépité, avant de retirer son arme, qu'il garda toutefois à la main. Il ne prit pas la peine d'expliquer son geste, qui lui semblait évident : ce n'était pas parce qu'un homme proclamait être impossible à tuer qu'il l'était, et on gagnait toujours du temps à le vérifier...

« Visiblement je ne peux pas vous éliminer de cette pièce, mais je ne compte pas continuer à chercher un secret devant les yeux d'un espion vaporeux. Si vous restez, je m'en vais... et peut être reviendrais-je avec des renforts pour voir si vous êtes vraiment invincible. »

La voix du Naga était cette fois ci d'une froideur digne d'un tombeau scellé en plein désert, et la différence se sentait aisément. Ses yeux durs comme des onyx fixaient l'apparition avec une hostilité non déguisée.

« Quant à votre offre non seulement je la méprise, mais j'éliminerais quiconque vous jurerait sa foi en ces murs. Ma race ne sait que trop bien que la liberté vaut mieux que les chaînes dorées de ceux qui se prétendent tout puissants. Ni dieux ni maîtres, siffla-t-il finalement en langue nagate, semblant, pour ce qui le concernait, mettre un point final à la discussion.